LES GENERAUX ET LE GIA 5eme Partie
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Les "groupes islamistes de l'armée" et la décennie rouge
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1992: les "Janviéristes" libèrent la violence islamiste
En cette nuit du 27 décembre 1991, le visage blême et la mine abattue, le général Larbi Belkheir, ministre de l'Intérieur, vient d'annoncer les résultats du premier tour des élections législatives. C'est la stupeur et la consternation dans les sphères de l'armée. Encore une fois les plans du DRS sont tombés à l'eau, car échafaudés derrière un bureau et ne tenaient pas compte des conditions dans lesquelles vit la société algérienne.
Que faire ?
Quelles mesures prendre ?
Quel subterfuge adopter pour annuler les résultats de ces élections ?
Le temps manquait et la situation exigeait une thérapie urgente….
Lors de ce premier tour le FIS avec 188 sièges et 3.260.222 voix recueillies sur 7.822.625 votants et 6.897.719 suffrages exprimés, obtenait déjà 47,27%, très loin devant le FFS qui décrochait 25 sièges et 510.661 voix, soit 7,40% et le FLN avec 16 sièges et 1.612.947 voix, soit 23,38%. Hormis les candidats indépendants avec 3 sièges et 309.264 voix (4,48%) aucun des 46 autres partis en lice n'a obtenu de siège ou dépasser le seuil des 3%. Hamas 2,78%, RCD 1,51%, MDA 1,02%, PRA 0,51%, PNSD 0,36%, PSD 0,22%, MAJD 0,21%, le reste des formations peuvent se targuer de score entre 0,00 et 0,08%.
Malgré une loi électorale et un découpage électoral sur mesure, rien n'y fit, le FLN reste recalé, le comble c'est qu'il est même devancé par le FFS d'Ait Ahmed à l'issue de ce premier tour.
Du fait des bizarreries du découpage électoral, avec trois fois plus de voix, le FLN avait obtenu moins de sièges que le FFS, *(Le général Nezzar explique cette anomalie en précisant que l'erreur se situait dans le choix du mode de scrutin majoritaire à l'assemblée nationale, que le FLN avait opposé au projet gouvernemental, qui lui, prévoyait un scrutin proportionnel intégral au niveau de la wilaya) mais de toute manière nos extrapolations sur la base de ces résultats et des candidats restés en lice pour le deuxième tour indiquaient que l'on s'acheminait vers un parlement dominé à 75% par le FIS.
Hypothèse que ne voulaient pas accepter les généraux, qui savaient pourtant que le Président de la république disposait du pouvoir constitutionnel de dissoudre l'assemblée et de provoquer de nouvelles consultations, mais ils ne voulaient pas renouveler l'expérience car d'une part le président Chadli se montrait retors et d'autres part le FIS était acquis au peuple, et ils ne pouvaient pas changer de peuple !
Le FIS victime d'un hold up
Dés le 28 décembre 1991, je fus chargé par le colonel Smaïn de faire la tournée des partis "amis" et des autorités administratives, et judiciaire en vue dévaluer la situation et les possibilités d'annulation du scrutin. Étant membre de la commission des élections au titre de représentant de l'Armée, c'est à cette occasion que j'ai reçu l'ordre précis de ne plus participer aux réunions de ladite commission qui préparait le second tour du scrutin.
Le DCE nous indiqua que le général Toufik en personne et même le ministre de la Défense étaient impliqués dans le travail de contact et qu'ils allaient charger d'autres officiers du DRS pour prendre attache avec Abdelhak Benhamouda le patron du puissant syndicat de l'UGTA (Union générale des travailleurs algériens, syndicat satellite du FLN donc à la solde du pouvoir), avec les représentants de la société civile et de la presse ainsi que d'autres partis politiques, en vue de recueillir leurs opinions sur la conduite à tenir. La mobilisation de la société civile devenait la priorité absolue. La seule fausse note dans ce décor est la position du leader du FFS, qui était décidé à poursuivre le processus électoral et qui refuserait tout marchandage.
Le FLN était aussi très partagé et le clan de Abdelhamid Mehri (Un proche du Président Chadli Bendjedid) loin de prêter pas allégeance aux généraux n'était pas disposé à marcher dans la "combine" des militaires.
Accompagné du commandant Guettouchi Amar, j'ai rendu visite à Meziane Chérif Abderrahmane, le wali d'Alger, au secrétaire général du ministre de la Justice, les responsables de partis comme Mahfoud Nahnah du HAMAS, Mohamed Abbas Allalou de l'APUA, Abdelkader Belhai du RNA,…
Paradoxalement, ce sont les chefs de partis et non les "officiels" qui étaient favorables à l'annulation du scrutin, alors même que la fraude ou l'intimidation n'avaient joué qu'un rôle minime.
Affolés par la confirmation du président Chadli Bendjedid de respecter le résultat des urnes, puisqu'il recevra au siège de la Présidence Abdelkader Hachani pour lui confirmer son vœu de respecter le choix populaire et en réaffirmant sa disponibilité à accepter la cohabitation, les généraux tinrent deux conclaves le 28 et le 30 décembre 1991 au siège du commandement des forces terrestres CFT que dirigeait le général Mohamed Lamari à Aïn-Naadja. A cette occasion ils firent circuler une pétition au niveau de l'Etat Major et du Ministère de la Défense Nationale destinée à "destituer" le président de la République qui "cherche à mener les officiers de l'ANP à la potence".
Le ministre de l'Intérieur qui avait également déclaré que les élections s'étaient déroulées dans la transparence et l'honnêteté ne pouvait plus se déjuger et les invalider sur la base des contestations des autres partis en lice. La seule alternative qui restait: c'est de trouver un prétexte pour justifier l'annulation du processus électoral, car il n'était plus question de parler d'annulation du scrutin.
Dans ces conditions les spéculations allaient bon train et une campagne de propagande et d'intox sans précédent a été déclenchée sur la base des rumeurs suivantes colportées par des cadres de la SM et leurs agents:
- Le FIS allait se servir de la démocratie pour parvenir au pouvoir afin d'instaurer une république islamique et imposer la charia. La propagande des relais médiatiques aidant, la rumeur allait crescendo pour attribuer au FIS l'idée de vouloir instaurer un régime similaire à celui des mollahs en Iran, synonyme de dictature et où la femme n'aura aucun droit…
La presse avait commencé à déformer les propos des dirigeants du FIS, en particulier ceux de Abdelkader Hachani, Rabah Kébir et Mohamed Saïd pour alarmer l'opinion en faisant croire que les islamistes voudraient "chasser les élites francophones et les remplacer par des Soudanais ou des Iraniens". Tout comme elle a sciemment déformé les propos de Mohamed Saïd pour dire que "les Algériens doivent se préparer à modifier leur style de vie et se préparer à des changements d'accoutrement et de nourriture".
Si le FIS et les islamistes prenaient le pouvoir en Algérie, ce serait la contagion au Maghreb, par conséquent le Maroc et la Tunisie seraient déstabilisés et sombreraient dans l'intégrisme, ce qui déséquilibrerait les intérêts stratégiques de la région ! (Ce message décodé signifie que nos généraux ne sont ni plus ni moins que les supplétifs des Français dans la région).
- Une propagande a également était menée en direction de la France pour sensibiliser le gouvernement sur la menace des "beat-people" (l'exode massif d'Algériens fuyant la dictature intégriste) en cas d'instauration d'un régime théocratique en Algérie.
Abdelhak Benhamouda a été instruit le 28 décembre 1991 par le DRS pour mobiliser les travailleurs de l'UGTA afin de "barrer la route aux islamistes". Le lendemain, soit le 29 décembre, il tiendra une réunion au siège de l'UGTA avec des représentants de diverses associations, à l'issue de laquelle Abdelhafid Sanhadri, qui représentait les cadres de l'administration publique, sera désigné coordinateur de ce qui deviendra le CNSA (Comité national de sauvegarde de l'Algérie).
Deux jours après cette réunion, Khalida Messaoudi, se joint à ce "front contre l'intégrisme", et l'embryon du "CNSA" décide de participer à la marche que devait organiser le FFS le jeudi 2 janvier 1992.
Le 1 janvier 1992, Benhamouda et Sanhadri rendent compte de leur démarche au général Toufik d'abord, puis sur conseil de ce dernier, ils se rendront au siège du ministère de la Défense Nationale pour y être reçus par les généraux Khaled Nezzar et Benabbes Ghezaiel.
Les chefs militaires les chargent de prendre langue avec les responsables du FLN et du FFS pour les sonder et tenter d'infléchir leur position quant à la poursuite des élections.
Le CNSA, qui n'est pourtant pas officiellement crée et qui n'a jamais fait de communiqué ou rendu public son action, va servir de prétexte aux généraux pour suspendre le cours des élections en justifiant leur décision par la nécessité de "répondre à l'appel de la société civile afin de sauver les fondements républicains de l'Etat menacés par les islamistes".
Le général Nezzar aura également des entretiens avec le président du FFS et lui donnera des assurances sur la poursuite du processus électoral, affirmant que l'armée n'interviendra pas. Il venait de prendre à contre pied Ait Ahmed, pourtant rompu aux manœuvres politiciennes.
Le scénario du coup d'Etat
Le mercredi 1er janvier 1992, le colonel Smaïn Lamari m'appela vers 14 heures pour me dire de me rendre chez le général Mohamed Lamari et de me mettre à sa disposition comme en juin 1991. Il me fit part pour la première fois d'une solution "à la turque".
Le temps daller chez moi et d'enfiler l'uniforme me coûta un temps précieux et à mon arrivée vers 15 heures, la réunion était terminée, je suis arrivé au moment ou le général Mohamed Lamari saluait le départ du général Abdelmalek Guenaizia, le chef d'état-major général de l'armée.
Le général Mohamed Lamari, assez décontracté, l'air souriant me demanda de rejoindre le colonel Fodhil Chérif Brahim à Aïn Naadja en ajoutant d'un ton malicieux: "Profite du week-end en famille, veille à ce quelle ne manque de rien. À partir de samedi, tu reprends les "affaires", c'est une mission top secret et ramènes avec toi tous tes dossiers et une quinzaine d'officiers, ceux en qui tu as une totale confiance pour la conduite de cette mission qui va engager l'avenir du pays".
J'avais tout de suite deviné qu'il s'agissait de la préparation d'un coup d'état qui devait renverser le président Chadli Bendjedid. C'était ce que j'avais pressenti car deux jours plus tôt, alors que mes informations se précisaient sur la mise à l'écart de Chadli, j'avais pris l'initiative, et aussi le risque daller à Blida pour informer le colonel Malek Bendjedid, frère du président et adjoint du chef de région en 1ère RM de la conspiration qui couvait.
Au moment de mon arrivée, il se trouvait chez le général Ahmed Djenouhat, le commandant de la 1ère RM. Après une dizaine de minutes d'attente il ma reçu comme à l'accoutumée, très joyeux, plaisantant et semblant totalement ignorer le complot qui se tramait en coulisse. Il me dit: "Que penses-tu des élections ? Quel est ton avis sur la cohabitation ?"
Je lui avais répondu d'un ton grave: "A l'heure qu'il est, l'important ce n'est ni les élections ni la cohabitation, nous sommes des militaires qui respectons la Constitution et nous nous mettrons au service de l'Algérie quel que soit le président ou le parti au pouvoir. Je suis ici par loyauté en tant que légaliste plutôt qu'en tant qu'ami. Il y a une conspiration contre le président de la République et je viens faire mon devoir en vous mettant en garde contre le complot qui s'ébauche car vous êtes le frère du président." Après une bonne minute de silence, surpris par la gravité de tels propos, il me dit: "Comment sais-tu cela ?"
"Des généraux qui incitent l'armée à la rébellion, deux conclaves consacrés à la "politique" tenus à Aïn Naadja, une pétition demandant le départ de Chadli qui a circulé dans le milieu des officiers supérieurs, ça ne vous suffit pas ?" Puis j'ajoutais: "Je suis un officier de la SM et mon travail est de recueillir des renseignements, par ailleurs, étant membre de la commission chargée des préparatifs du second tour des élections, j'ai reçu l'ordre de ne pas y participer. C'est clair: si le représentant de l'ANP ne participe pas, cela veut dire que le second tour des élections ne se tiendra pas. Attention, les généraux sont en train de fomenter un coup d'Etat déguisé et vous êtes prévenus."
Je venais de le convaincre et il m'avouait: "Ah ! Je comprends à présent pourquoi le général Toufik ne répond plus à mes appels téléphoniques et ne prend même pas la peine de me rappeler, lui qui était si prompt auparavant." Puis, dans la confidence, il rajouta: "De toute manière, le président a pris la décision de limoger dans les prochains jours les généraux Médiène Mohamed dit Toufik et Khaled Nezzar, qui seront remplacés respectivement par Kamel Lahréche (un ancien officier des services, ex directeur de la DRE (direction des relations extérieures et ex-directeur de la DGSN) direction générale de la sûreté nationale ; et qui se trouvait sans fonction en 1991) et Dib Makhlouf le général qui commandait la garde républicaine".
Quoi qu'informé du complot qui se manigançait, le président Chadli Bendjedid n'avait pas fait preuve de célérité, et c'est lui qui fut "démissionné" le 11 janvier 1992, non sans avoir résisté. Face à la menace (et aux garanties bien sur) il dut abdiquer et l'annonce de sa démission prévue au journal télévisé de 20 heures fut différée dune heure environ.
Les 2 et 3 janvier 1992 j'eus droit à un week-end de "repos", le premier depuis juillet 1990. J'en profitais pour me rendre à Oran, accompagné de Tabti Merouane, le secrétaire général de la fédération algérienne des jeux d'échecs, pour assister à la remise de prix au nouveau champion d'Algérie Meslem Lahouari.
De nombreux subalternes ne comprenaient pas comment leur responsable pouvait bénéficier d'une "détente" alors qu'il étaient en état d'alerte n°1 et que précisément ce jour là, le FFS de Hocine Ait Ahmed organisait une imposante manifestation qui a mobilisé à Alger près de 800.000 personnes, et dont le mot d'ordre était "ni Etat intégriste, ni Etat policier".
Le samedi 4 janvier 1992, débuta pour nous l'isolement. J'étais en place au CFT de Ain Naadja en tant que responsable de la cellule de renseignement, qui était chargée de la collecte d'informations en provenance des trois services de sécurité: DRS, DGSN et gendarmerie nationale.
Au niveau du PCO, le rôle de la cellule de renseignement que je dirigeais, consistait à préparer pour l'Etat Major de l'ANP, des analyses quotidiennes sur la base des informations recueillies par les agents de la DCE, la DCSA, la police et la gendarmerie.
Une fois le dispositif mis en place j'avais reçu le 5 janvier 1992 l'ordre du colonel Smaïn, qui était mon supérieur hiérarchique, de communiquer une copie de mes rapports à la CAD (Cellule analyse et documentation) installée au siège du DRS à Dely Brahim. Cette nouvelle structure placée sous l'autorité du commandant Benali Belaid dit Alili (responsable du fichier au niveau du DRS), venait d'être créée pour superviser l'administration de l'état d'urgence qui allait être décrété dans les jours à venir, mais aussi pour protéger les sources importantes et mener des opérations à l'insu des unités de l'ANP.
Par la suite certaines informations contenant des données opérationnelles ou mettant en cause l'un de nos agents ont été carrément "censurées" et pas du tout communiquées à l'Etat Major.
En plus de la cellule de renseignement, tout se mettait en place: le commandant Sari Redouane, chef du service informatique de l'armée a installé ses ordinateurs, pour nous faciliter la gestion des données et des fichiers.
Des unités aéroportées avaient été stationnées à Aïn Naadja, des unités blindées, pour soi disant assurer la protection de la capitale,furent également ramenées de la 3eme région militaire (Sud-ouest ; siège Bechar). Les unités de transport et de logistique chargées du ravitaillement (habillement, munitions, rations de combat, véhicules…) furent placées à Blida, ville garnison se trouvant à environ 40 kilomètres de la capitale.
Le commandant Mohamed Benabdallah fut chargé de "l'accueil" et du tri des islamistes au niveau de la caserne du Haras El Djemhouri du Lido (à l'Est d'Alger). Des gendarmes lui furent affectés pour les auditions et les interrogatoires.
La base aérienne de Boufarik fut mise en état d'alerte pour permettre aux avions de l'armée d'assurer les liaisons et de transférer les personnes arrêtées vers les camps de sûreté installés au sud du pays (Aïn Mguel, Bordj Omar Idriss, Reggane, Tamanrasset, Oued Namous, …).
La liste des personnes à arrêter comprenait les membres du Madjless Choura du FIS, les présidents d'APC et d'APW, les candidat du FIS aux législatives (dont ceux qui venaient d'être élus au premier tour), les responsables des bureaux communaux, les éléments dangereux susceptibles d'appeler au djihad, les éléments du MIA, les éléments du SIT (Syndicat islamique du travail), les éléments d'El Hidjra oua Takfir, les imams virulents, les éléments de la daawa oua tabligh, les anciens d'Afghanistan, les étudiants et syndicalistes fichés comme sympathisants du FIS.
Nous avions en tout 1 100 à 1 200 personnes pour Alger et sa région (Blida, Larbaa, Boumerdès, Médéa, Chleff…).
A partir donc du 4 janvier 1992, la machine de guerre inspirée du plan d'action "Nezzar", conçu par Larbi Belkheir, rédigé par les généraux Touati Mohamed et Abdelmadjid Taright, et mis en exécution par le général Toufik, les colonels Smaïn Lamari et Kamel Abderrahmane, * (Ces deux derniers, qui étaient sous officiers au milieu des années 1970, eurent une ascension vertigineuse. Capitaine en 1988, Kamel Abderahmane sera propulsé et promu successivement aux grades de commandant, lieutenant colonel, colonel puis général en l'espace de quatre années, alors que des officiers universitaires restent au même grade sept, huit et parfois neuf ans. Et dire que le général Nezzar a le culot de traiter les officiers généraux d'analphabètes) entra dans sa phase finale: la liquidation du FIS, tache qui fut confiée au général Mohamed Lamari et à son chef d'état major au CFT le colonel Brahim Fodhil Chérif.
La semaine du 4 au 10 janvier 1992 fut mise à profit pour préparer les textes, chercher le scénario idéal, choisir les personnalités susceptibles de "marcher" avec les généraux et entamer les tractations avec Mohamed Boudiaf, figure historique de la Révolution algérienne qui avait été contraint à l'exil au Maroc en 1963. L'APN (assemblée populaire nationale) fut dissoute le 4 janvier 1992 presque clandestinement, engendrant une situation inédite car non prévue par la constitution, puisque c'est le président de l'APN qui devrait assurer l'intérim en cas de démission, de décès ou d'incapacité du président de la République à assumer ses fonctions. Les généraux ne voulaient pas du président en exercice de l'assemblée, pas même à titre intérimaire, car il était jugé proche de la mouvance islamique. Abdelmalek Benhabilès, le président du conseil constitutionnel avait quant à lui refusé d' assurer l'intérim du poste présidentiel vacant.
Des contacts avaient eu lieu avec le président du RCD Said Sadi, le secrétaire général de l'UGTA (Union générale des travailleurs algériens) z Abdelhak Benhamouda, ainsi que les représentants de diverses organisations et associations à l'effet de constituer un front anti- islamique. La société civile se mobilisait sous la férule des généraux et le CNSA (le comité national de sauvegarde de l'Algérie) venait laborieusement de se créer.
Sa mission: soutenir l'Armée qui se propose d'être le rempart de la société contre "l'obscurantisme". Le paradoxe algérien veut que les fervents défenseurs de la démocratie soutiennent un coup d'état militaire !
La réunion début janvier de Abdelkader Hachani, Abdelhamid Mehri et Hocine Ait Ahmed dite réunion des "trois fronts" qui s'est tenu au siège du FIS, a fini par affoler les généraux. Des rumeurs avaient été propagées laissant croire à un arrangement entre les trois dirigeants: Abdelhamid Mehri en tant que secrétaire général du FLN et allié du Président Chadli (la fille de Mehri était mariée au fils du Président) préparait la cohabitation au chef de l'Etat et Ait Ahmed aurait obtenu la promesse d'être choisi comme Président de la nouvelle assemblée élue.
Le soir même de cette réunion, Chadli signait le décret de dissolution de l'ancienne l'assemblée FLN. Le Président interprétait cette dissolution comme une conséquence logique du processus démocratique et le FIS n'avait pas été assez vigilant pour déjouer la manœuvre ; croyant que l'assemblée FLN cédait la place à la future assemblée pluraliste.
Plus malins, les généraux venaient de créer une situation de "vacance" du pouvoir et en cas de "démission" du Président ils avaient les coudées franches. Cette situation inédite et non prévue par la constitution autorisait les généraux à prendre le pouvoir à travers l'instrument qu'est le HCS (Le haut conseil de sécurité).
La majorité des officiers de l'ANP de ma génération (dont beaucoup ne saisissaient pas encore très bien les enjeux) était favorables à l'interruption du processus électoral. Ces officiers souhaitaient la mise à l'écart de Chadli et s'opposaient farouchement à l'instauration d'un régime de "mollahs" en Algérie. Fort de ce soutien, les généraux ne ratèrent pas l'aubaine et sous prétexte de sauver l'Algérie et de sauvegarder le caractère républicain des institutions de l'Etat Algérien, ils avaient décidé de squatter le pays.
Le jeudi 9 janvier 1992 un va et vient inhabituel a été remarqué au niveau du commandement des forces terrestres de Ain Naadja. Les réunions et les discussions (avec les chefs de régions, avec les membres de l'Etat Major, puis avec des chefs de corps,…) se succédaient à une allure infernale. Le problème est qu'il fallait trouver un scénario acceptable. Pour ma part j'était au courant que la hiérarchie militaire préparait un coup d'Etat contre le Président Bendjedid, mais j'ignorais totalement la manière dont il allait être conduit.
En dehors du travail d'exploitation et du traitement des renseignements ainsi que de la coordination des relations avec l'administration, je n'ai été consulté que sur un seul aspect: celui la protection des points sensibles et névralgiques par les troupes de l'ANP (siège de la télévision, banque centrale, aéroport, palais du gouvernement,….). C'était suffisant pour deviner ce qui se cacher derrière.
Ce jeudi en début d 'après midi j'ai même vu une personnalité civile au siège du CFT. Il s'agit d'Aboubakr Belkaid, le ministre de la communication, proche du cercle des "décideurs", venu recevoir les instructions à communiquer à la presse et aux médias. En le voyant, alors que l'on quittait le mess des officiers, les colonels Sadek Ait Mesbah et Kamel Abderahmane avaient plaisanté à la boutade lancé par ce dernier "Ce soir je ne sais pas s'il y aura un méchoui". Selon la tradition, un méchoui est à chaque fois organisé à l'occasion de la célébration un événement ou lors de la visite d'un ministre ou d'une haute personnalité civile dans les quartiers de l'Armée.
Le 11 janvier 1992 vers 12 heures le colonel Saddek vient m'annoncer de ne pas rater les informations télévisées de 20 heures car il va y avoir du nouveau disait-il sans me donner plus de détails, vers 17 heures il finit par me mettre dans la confidence. Le Président Chadli Bendjedid est consentant pour être renversé de façon "soft" et sans effusion de sang.
Le soir, c'est vers 21 heures que "Le journal télévisé de 20 heures" fut retransmis. Le Président Chadli, encore sous le choc, faisait part de sa démission dans son ultime allocution télévisée.
Après avoir accepté sous la contrainte de démissionner, le Président Chadli se ravisa à la dernière minute et fit de la résistance. Sous la menace du général Khaled Nezzar qui n'hésita pas à le molester et s'étant assuré de solides garanties, le Président finit par céder.
Le deuxième tour des élections prévu le 16 janvier 1992 n'aura pas lieu ! Le processus électoral est annulé, l'expérience démocratique est mise au placard et le FIS grand vainqueur de la consultation populaire venait d'être floué ! Un véritable hold-up que beaucoup d'islamistes ne digèreront pas. La deuxième guerre d'Algérie venait de commencer.
Le 14 janvier 1992, le HCE (Haut comité d'État) fut créé. Il s'agissait dune "fiction politique" constituée d'une présidence collégiale, ayant à sa tête Mohamed Boudiaf, Il effectuera son retour officiel en Algérie le 16 janvier 1992 après 28 ans d'exil en France et au Maroc; il était venu "incognito" deux ou trois jours avant et le général Nezzar lui avait assuré qu'il mettait l'Armée à sa disposition.
Outre Boudiaf qui garantissait la légitimité historique, ce comité était composé du général Khaled Nezzar (afin de tranquilliser les militaires en général et les généraux putschistes en particulier), Tidjani Haddam (médecin, ex-ambassadeur d'Algérie en Arabie Saoudite et recteur de la mosquée de Paris, et ce, pour satisfaire les pays musulmans et les islamistes modérés), Ali Kafi (ex-colonel de la wilaya II, ex-ambassadeur et responsable de l'organisation des moudjahidine, qui apportait la caution des ancien combattants de la guerre de libération), Ali Haroun (avocat, ex-responsable de la Fédération de France du FLN pendant la guerre de libération et ministre des Droits de l'homme, dans le but de leurrer les démocrates et les berbéristes). Un savant dosage, où l'équilibre régional n'a pas été négligé non plus.
Cette structure concoctée par les généraux constituait une ruse de plus permettant de gagner du temps et d'arracher un soutien international afin d'éviter les critiques que le coup d'État militaire susciterait ainsi que d'éventuelles sanctions de la communauté internationale.
Le complot est en marche
Durant le mois qui a suivi le coup d'Etat, le général Larbi Belkheir, alors ministre de l'intérieur, a tenu à renforcer les pouvoirs de l'administration, il fallait faire vite avant de déclencher la répression massive et surtout profiter de la vacance d'une assemblée élue.
Il fallait également pourvoir au remplacement des élus locaux FIS qui allaient être internés afin de continuer à faire fonctionner les communes.
Sur le plan "l'égal" les listes des personnes à arrêtées été déjà prêtes. La police a reçu des instructions pour surveiller les abords des mosquées et de filmer discrètement les militants du FIS qui appelaient à la contestation.
Les éléments du service de surveillance de la SM avaient reçu des ordres pour assister à toutes les réunions des responsables du FIS.
Sur un autre plan, les données opérationnelles indiquaient que les islamistes étaient majoritairement favorables non pas à passer à l'action mais à résister à ce "putsch militaire" contre la confiscation de la victoire électorale du 26 décembre 1991.
C'est en constatant cette agitation que le commandement de l'Armée à réussi à convaincre le Président Boudiaf de la nécessité d'interner les "dangereux islamistes". En signant le décret ordonnant cette restriction des libertés, le Président du HCE endossait une grande responsabilité alors que les camps de sûreté, d'inspiration coloniale, sont l'œuvre du ministre de l'Intérieur.
Le général Larbi Belkheir, pensant venir à bout de la résistance islamique qui ne manquerait pas de s'organiser.
Quand les opérations d'arrestations ont commencé, nous étions loin d'envisager des internements massifs, car il était surtout question de prévenir des débordements et de ne neutraliser que les individus dangereux susceptibles de troubler l'ordre public. En considérant les autres villes comme Constantine, Bel Abbés, Annaba, Oran, Jijel, le chiffre n'aurait jamais du excéder les 2 000 arrestations. Mais fin janvier 1992 le général Larbi Belkheir, en tant que ministre de l'intérieur donna l'ordre aux walis de réquisitionner la force publique pour "faire embarquer" le maximum d'islamistes. Par excès de zèle ou par inconscience, les policiers s'acharnaient sur toute personne portant la barbe ou le kamis et sur tout individu jugé "suspect" se trouvant à proximité d'une mosquée.
En moins de deux mois, près de 13 000 hommes jugés "extrémistes" furent internés, dont beaucoup n'avaient rien à voir avec l'intégrisme, ni même avec le FIS d'ailleurs, car arrêtés par des policiers zélés ou sur la base de dénonciations calomnieuses.
Compte tenu des conditions de détention (chaleur, promiscuité, humiliation…) et de l'injustice ressentie face à cette mesure arbitraire, il n'y avait rien de mieux pour développer le sentiment anti-pouvoir et radicaliser le mouvement. De plus, ces arrestations permettaient aux différents militants islamistes de faire connaissance entre eux et de disposer des structures de soutien. Ainsi un islamiste de Jijel pouvait opérer à Msila, celui de Dellys pouvait mener des actions terroristes à Djelfa…
Comme nous avions infiltré quelques taupes dans ces centres à l'effet de nous renseigner sur l'état d'esprit des islamistes, leurs projets futurs, les moyens de liaisons qu'ils comptaient développer, …etc, il fut très facile par la suite d'exploiter ce sentiment de hogra (mépris et injustice) dont furent victimes beaucoup de jeunes pour les inciter à l'action violente, à prendre le maquis et à les utiliser contre des objectifs bien précis.
L'affaire de la rue Bouzrina
Le 8 février 1992, le téléphone retentit, alors que je venais à peine de raccrocher mon combiné après avoir félicité ma mère qui fêtait ce jour-là son anniversaire, m'excusant de ne pouvoir être présent à Annaba, où elle réside depuis sa naissance.
"Lahbib, tu peux venir s'il te plait ?", annonçait la voix du colonel Smaïn à l'autre bout du fil. J'avais immédiatement songé qu'il allait évoquer l'état d'urgence qui allait être décrété le lendemain alors que j'étais au courant de cette disposition depuis trois ou quatre jours déjà, à moins qu'il ne s'agisse de faire l'évaluation sur les affrontements sanglants de la veille, car lors de la prière du vendredi, de sérieux affrontements avaient en effet secoué la ville de Batna à quelque 400 kilomètres de la capitale. Depuis quelques semaines les affrontements avaient tendance à se généraliser chaque vendredi. Le cycle répression violence s'enclenchait lentement.
En arrivant à Ghermoul qui est le siège de la DCE, je remarquais une première anomalie: le capitaine Lerari Saïd dit "Saoud" (qui sera muté à Lille en 1993 en tant que vice-consul) participait à la réunion, mais pas son chef, le commandant Boukachabia Achour, sous-directeur à la DCE. Généralement un responsable ne se fait remplacer par son adjoint qu'en cas d'absence, ce qui n'était pas le cas ce jour là pour le commandant Boukachabia.
La réunion concernait l'évaluation de la situation en ces moments de "révolte islamique": il s'agissait de faire le point sur les chefs du FIS encore en liberté, (Le dernier "leader", Abdelkader Hachani, venait juste d'être arrêté le 22 janvier 1992 à Badjarah par les commandants Guettouchi et Hamou), et le moyen d'intégrer ou plutôt d'impliquer les forces de police et de l'ANP dans la guerre totale contre les islamistes.
Le colonel Smaïn, qui avait élu domicile au ministère de l'intérieur, était mécontent de l'engagement des policiers, qui traînaient dans les ruelles et les cafés de la capitale sans faire preuve de présence physique susceptible de tenir en respect les islamistes. Il ne dissimulait pas une certaine crainte de les voir subir l'influence du discours du FIS ou de voir naitre certaines sympathies envers le parti FIS "injustement privé" de sa victoire électorale et de voir ses militants internés dans les camps du sud.
Dans son intervention, ou l'on notait la colère et le cynisme, il demanda si nos fiches comprenaient des éléments de la DGSN connus pour leur sympathie avec le FIS, car désormais, "ce sera comme en Tunisie": "Il n'est plus question de tolérer des sympathisants islamistes au sein des corps de sécurité, ni au sein de l'ANP." Le colonel Kamel Abderrahmane, chef de la DCSA allait se charger de faire le nettoyage dans les rangs de l'Armée, et lui, Smaïn, s'occuperait des "civils" ; voilà comment étaient réparties les taches.*(C'est précisément à partir de cette date que le colonel Smaïn Lamari écarta trois excellents officiers de la DCE ; le commandant Benyamina Djabber, le commandant Hadj Tarek, responsable de l'administration et du personnel et le commandant Cherifi Ali allias Toufik , responsable du matériel au niveau du CPO ; sous le prétexte fallacieux d'être des sympathisants du FIS. Le problème c'est que ces trois officiers étaient des musulmans pratiquants certes, mais n'avaient aucun lien avec l'intégrisme).
S'il avait parlé de policiers "ripoux", j'aurai pu lui remettre une liste qui, sans être exhaustive, aurait comporté au moins une centaine de noms. Mais parler de sympathisants islamistes, cela n'avait pour moi aucun sens à partir du moment où la Constitution de 1989 reconnaissait le droit des partis politiques et que le FIS était encore à ce moment un parti légal.
Alors, pour détendre l'atmosphère, je lui dis: "Moi je n'en connais qu'un seul, c'est Ammi Ahmed en évoquant le commissaire Boussouf Ahmed dit ami Ahmed (Commissaire célèbre à Alger, chargé du maintien de l'ordre, il est connu même à la télévision pour ses présences hebdomadaires dans les stades à l'occasion des rencontres sportives ou lors des manifestations culturelles et concerts de musique), et il est avec nous au commandement des forces terrestres à Aïn Naadja". Cette boutade tomba à plat. Toujours aussi sérieux, le DCE répliqua: "L'heure n'est pas à la plaisanterie, le pays est menacé, et si on ne fait rien: Adieu l'Algérie."
Puis sur le ton de la confidence, il me dit: "Est-ce que la police intervient aussi directement à votre niveau ?" *(Il voulait visiblement dire si les policiers participaient activement aux opérations d'arrestations, et s'ils exécutaient les directives du commandement militaire sans se poser de questions: Le 22 janvier 1992 Abdelkader Hachani avait été arrêté sur ordre direct du général Toufik car il avait appelé les militaires et les policiers à la "désobéissance". Selon les informations qui nous étaient parvenues à "l'état major du coup d'état" il aurait demandé aux militaires de refuser d'obtempérer aux ordres des chefs de l'Armée) et le commandement avait peur de voir une partie de l'armée ou des forces de sécurité se retourner contre eux.
J'ai répondu par l'affirmative en précisant que son domaine d'intervention se limitait aux seules agglomérations et qu'au-delà des centres-villes, ce serait du ressort de la gendarmerie.*(A cette période la répartition du travail (Il s'agissait essentiellement des arrestations d'islamistes) obéissait aux attributions classiques de chaque service de sécurité. La Police agissait à l'intérieur des villes et la gendarmerie en dehors des grands centres urbains. Les forces spéciales de l'ANP dressaient aussi des barrages pour contrôler les véhicules et les identités des voyageurs).
Après cette réunion, dans la nuit du 9 au 10 février, le jour même de l'entrée en vigueur de l'état d'urgence, une femme appela le PCO (Poste de commandement opérationnel) pour indiquer la présence de deux "suspects" qui étaient en train de cambrioler un domicile au niveau de la rue Bouzrina à la Casbah d'Alger. Ayant reçu l'appel, je le répercutais sur le commissaire Boussouf "Ammi Ahmed", qui était de permanence ce jour-là au CFT. Moins de cinq minutes plus tard, deux voitures avec sept policiers d'un commissariat proche (Celui de Bab Djedid, si mes souvenirs sont exacts) se rendaient sur les lieux.
C'était un traquenard ! Attendus, les six policiers, Nacer-Eddine Hamadouche, Louani Samy, Mourad Mihoub, Omar Moulay, Akache Mhamed et Bekheda Youcef, furent criblés de balles et délestés de leurs armes et des radios qu'ils portaient. Un seul en réchappa en faisant le mort, et ce, selon la version qui nous parvint après le drame.
Il s'agissait des premiers policiers victimes de la "sale guerre", les premiers d'une très longue liste...
Evidemment la presse algérienne a attribué ce crime aux islamistes. Et le lendemain un groupe de commandos-parachutistes de l'ANP, soit disant à la recherche des éléments du groupe armé de Moh Leveilley, a au cours d'une opération nocturne exécutait les témoins oculaires gênants pratiquement au même endroit.
Trois jours après l'affaire de la rue Bouzrina, à quelques centaines de mètres de la Casbah, l'unité militaire de réparation navale au port d'Alger fut attaquée pratiquement par le même groupe. Bilan: dix morts, dont sept militaires et un policier.
Il s'agissait une nouvelle fois d'un coup tordu des services destiné d'une part à alarmer l'opinion et à renforcer l'action mobilisatrice anti-islamique autour du CNSA, et d'autre part à sensibiliser les militaires tout en donnant le coup d'envoi à une grande purge.
En effet selon des sources militaires crédibles, l'attaque de cette unité militaire ; codifiée "opération pastèque" a été montée par les services de la DCSA avec l'aval des plus haut responsables de l'Armée. Au mois de novembre 1991, six militaires dont deux officiers de cette unité navale avaient été arrêtés pour leur sympathie avec les islamistes. Après plusieurs jours d'interrogatoires dans les locaux du CPMI à Ben Aknoun que dirigeait le lieutenant colonel Atman Tartag dit Bachir, ils furent quand même remis en liberté à partir de janvier 1992 et réintégrèrent leur unité. Ce qui est anormal dans ce cas de figure, compte tenu de la situation explosive du moment, du motif pour lequel ils avaient été arrêtés et du fait qu'ils n'aient pas été mutés ailleurs comme le stipule la réglementation militaire, confortant ainsi l'idée de leur manipulation par la DCSA, dans le but de préparer et faciliter l'exécution de cette attaque.
Peu de temps après ces deux affaires, le lieutenant-colonel Aït Mesbah Sadek, ex directeur du service de la sécurité présidentiel et représentant du DRS, reçu à Aïn Naadja un appel téléphonique de la femme qui avait donné le coup de fil de la nuit du 9 au 10 février. Étant présent dans son bureau, rien ne m'échappa de leur conversation. J'appris ainsi que cette dame était un agent de la SM: elle s'inquiétait du sort de son fils et demandait de ses nouvelles. Son fils âgé de dix-huit ans, faisant partie du groupe de Moh Leveilley, lun des auteurs présumés de la tuerie de la rue Bouzrina,*(Un vrai groupe mais infiltré et manipulé) dont j'aurai l'occasion de reparler.
Après ce coup de fil de la mère du "terroriste", je m'étais posé des questions sur les véritables commanditaires de cette action. Mais je n'imaginais pas que les responsables du DRS puissent être à l'origine de telles monstruosités. Puis, absorbé par les événements, cet épisode est sorti de ma mémoire.
Bien des années après, en 1998, j'ai pris connaissance des déclarations d'un officier de police en exil, Kamel B., qui avait à l'époque enquêté sur cette affaire (Laquelle avait été bien sûr immédiatement attribuée aux islamistes du FIS). Dans une interview donnée à Alegria-Watch, il expliquait que l'enquête de police avait permis de découvrir que les auteurs de l'assassinat des policiers à la rue Bouzrina étaient des membres de l'amirauté *(Il s'agit d'un établissement naval relevant de l'ANP, où se trouvait également l'ERENAV (L'entreprise de réparation navale), qui employait de nombreux civils et dont le directeur général en 1992 était un certain Zoghlami proche des services de la SM), qui avait avoué avoir reçu l'ordre des services de renseignement d'exécuter cet attentat à Bouzrina. Cet officier de police ajoutait que les auteurs présumés de cet attentat, montrés à la télévision et présentés comme des sympathisants du FIS, avaient été condamnés à mort par le tribunal militaire, mais qu'il s'agissait en réalité dune mascarade: l'adjudant qui avait dirigé le groupe d'assassins a été vu plus tard par un de ses collègues, se promenant en toute liberté Place des martyrs à Alger.
La déclaration de ce policier a permis de reconstituer les "éléments" qui manquaient au puzzle et ma conforté dans l'idée que l'attentat de la rue Bouzrina avait bel et bien été commandité par les responsables du DRS en particulier par le colonel Smaïn Lamari, dans le but de terroriser les policiers afin de les impliquer inexorablement dans la répression anti-islamiste.
L'affaire de la rue Bouzrina, qui venait de déclencher l'effroyable mécanique de la haine (massacres-représailles) a été la première du genre à "sensibiliser" des policiers sur le danger intégriste, et de leur inculquer la devise "tuer ou être tué".
L'affaire de la rue Bouzrina et de l'amirauté accentua la répression, tous les imams étaient arrêtés, Mohamed Said échappa in extremis de la mosquée du ruisseau où il donna son dernier prêche. Il entrera à partir de ce vendredi 14 février 1992 en clandestinité et dirigera une "cellule de crise" en vue de riposter aux coups de boutoir de l'armée et des services de sécurité.
Tout au long de ce mois de février 1992, de nombreux groupes se manifestèrent à El Harrach, Belcourt, La Casbah, Bab El Oued, Badjarah, Ben Omar, Bordj El Kiffan, … commettant des agressions contre des gendarmes et des policiers chargés du maintien de l'ordre.
Pour contrer cette menace qui se développait crescendo en fonction du discours politique des responsables du FIS encore en liberté (Mohamed Said, Abderazak Redjem), les réseaux manipulés par la DCE et la DCSA ont été investis de la mission de fédérer ces groupuscules épars et d'unifier leur commandement (Cette opération fut un échec, car jusqu'en juillet 1992 aucune tentative de ce genre n'a réussi). Parmi les "chefaillons" islamistes il y avait "l'émir" Mohamed Guettaf, un agent de la SM présumé intégriste, qui commençait à s'illustrer en faisant un carnage dans les rangs des islamistes avant de perdre la vie à la Casbah en 1993.
Bien que recherché par les services de sécurité, cet agent "retourné" a réussi à noyauter de nombreux vrais maquis islamistes, se permettant même le luxe de ramener les émirs locaux vivants au CPMI de Ben Aknoun pour qu'ils soient "cuisinés". Ce qui veut bien dire que de nombreux "émirs" étaient conscient qu'ils agissaient pour le compte du DRS et qu'ils commandaient leurs hommes (pour la plupart de jeunes naïfs qui croyaient participer au Djihad contre le Taghout.) en fonction des directives reçues à Ben Aknoun.
Sur un autre plan, un bras de fer s'est engagé entre les sympathisants du FIS et les représentants de l'Etat à propos de la prière du vendredi sur les voies publiques. Finalement l'interdiction a été assumée par le wali d'Alger, car ni le ministre de l'intérieur ni l'autorité militaire qui gérait l'état d'urgence n'a eu le courage de prendre cette décision.
Pour notre part nous travaillions sur le projet de constitution d'un CCN (conseil consultatif national) qui dotera le pays d'une institution législative, (qui sera confiée à Réda Malek le 22 juin 1992), qui une fois installée, mettra fin aux assemblées communales et de wilaya (APC et APW) issues des élections de juin 1990.
Dans la foulée, les élus du FIS pour la plupart arrêtés ont été remplacés par des DEC (Délégué exécutif communal) cooptés par l'administration et par la SM pour assurer la gestion des municipalités....
La campagne médiatique aidant, tout était prêt pour justifier la dissolution du FIS, qui sera prononcée le 4 mars 1992, *(L'agent Abdelmalek Sayeh, procureur général prés la cour d'Alger, a évité de prononcer la mesure de dissolution sous prétexte d'un séjour en France et c'est une femme magistrat au tribunal de Chéraga, qui le fit à la place du procureur général) moins d'un mois après l'entrée en vigueur de l'état d'urgence. C'est juste au même moment qu'un "complot islamiste" au sein de l'armée fut mis à jour, mais qui, curieusement, ne donna lieu à aucune exploitation médiatique.
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Abdelmalek Sayeh |
Makhloufi, le MIA et l'affaire Chouchane
Dès janvier 1991, un de nos agents infiltrés au sein du "MIA bis", le groupe constitué par Abdelkader Chebouti, Saïd Makhloufi, Mansouri Meliani et Azzedine Baa, nous avait dit que ces derniers étaient en contact avec un "lieutenant de l'ANP".
Saïd Makhloufi étant un ancien lieutenant du commissariat politique de l'ANP, ses camarades de promotion furent passés au peigne fin. Nous avions d'abord tenté un rapprochement avec Kameredine Kherbane, un ancien sous-lieutenant de l'armée de l'air, mais sans succès. La description de ce lieutenant "islamiste" (1,70 m, 70 kilos, cheveux noirs, brun, sans signe particulier) correspondait à "monsieur tout le monde" et ne permettait pas d'avancer dans nos investigations, surtout que les contacts s'opéraient à chaque fois dans un endroit différent, rendant difficile le travail des équipes techniques.
Alors que l'enquête piétinait et que j'étais sur le point de me dessaisir de cette affaire au profit de la DCSA, l'un de mes hommes, le lieutenant Idir (Officier de recherche) m'informa au mi janvier 1991 que son agent était en mesure d'entrer en contact avec Abdelkader Chebouti, *(C'est à partir du lieutenant Idir et de son agent Khaled que la DCE, avec le concours d'autres agents comme Ahmed Merah entre autres, a réussi à manipuler Abdelkader Chebouti et à créer le MIA "bis" du début des années 90. La situation de "guerre" et le perfectionnement des techniques d'infiltration et de désinformation ont conduit peu à peu à la création du GIA, sous la forme barbare que tout le monde connaît).
Trois mois plus tard j'ai su que cet agent, muni d'un magnétophone de poche, enregistra plusieurs conversations avec ce dernier. C'est ainsi qu'il fut établi avec certitude que le MIA n'était pas prêt à déclencher les hostilités et que le "lieutenant Ahmed", en dépit de ses convictions religieuses, faisait tout son possible pour dissuader les islamistes de passer à l'action. Grâce au fichier de la DCSA et au travail de recoupement, le "lieutenant Ahmed" fut identifié en janvier 1992 comme étant le capitaine Ahmed Chouchane (il venait d'être promu à ce grade le 1er novembre 1991), instructeur à l'AMIA (Académie militaire interarmes de Cherchell).
S'inspirant de ce qu'avait fait le régime de Ben Ali en Tunisie, le commandement militaire cherchait des prétextes pour radier et éliminer tous les officiers de l'ANP qui présentaient un profil "d'islamiste" ou qui manifestaient des sympathies pour les islamistes. Cette action a été entamée dès janvier 1992 avec la fermeture et l'interdiction des salles de prières dans les unités de l'armée. Les officiers de sécurité étaient chargés d'établir des listes de militaires "suspects". Pour justifier les arrestations d'officiers "islamistes", il fallait établir des "preuves". La DCSA et les CMI se sont attelés à les fabriquer. Et en cette période d'état d'urgence, tous les moyens étaient bons pour discréditer les islamistes et leur attribuer la primeur de la violence.
Un groupe de militaires a ainsi été accusé de vouloir dérober de l'armement, un autre accusé de vouloir poser une bombe à l'ENITA (École nationale des ingénieurs et de techniciens). Mais la "grosse" prise fut le démantèlement d'un groupe d'officiers et sous-officiers islamistes qui cherchaient prétendument à réaliser un "coup d'état".
Le 3 mars 1992, ce groupe de soixante-sept militaires *(Il était composé des capitaines Ahmed Chouchane, Mohamed Halfaoui, Sabri Amer, Benzmirli Ahmed, Omrani Mohamed, Benouaret Saïd, Rais Abdelhamid, Azizou Djillali, Youbi Abdelhak, Makhloufi Benamer, Mehdadi Miloud, Bensbaa Daoud, Agoun Boubaker, et des lieutenants Djoudi Yahia, Khelifa Benabderahmane, Zella Naamane, Dembri Omar, Metahri Mustapha, Bouhadeb Nouredine, Ayad Djamel, Heriga Omar, Rahmi Amer, Khalil Abdelkader, Tadjine Saïd, Abidi Abdelhak, Boudaa Habib, Ouskout Abderazak, Saïdi Khaled, Batia Mohamed Lakhdar, Mechri Abdeljalil, Tebiri Ahmed ; les autres étant des sous-officiers comme les sergents-chefs Zouaimia Tahar, Aissa Yazid, Boudjida Abdelaziz, Soualmia Mohamed Lamine, Fareh Lakhdar, Habib Rabah, Guettafi Mohamed, Labdi Ali, Nedjari Abdelkader, et Merad Nouredine) fut arrêté pour "conspiration armée": il était composé de treize capitaines (dont Ahmed Chouchane), dix-huit lieutenants et quarante-six sous-officiers. Tous furent jugés et condamnés à des peines de trois à quatre ans d'emprisonnement.
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Le Capitaine Ahmed Chouchane |
Le 29 mars, le général Mohamed Lamari, alors commandant des forces terrestres, présenta l'affaire au président Mohamed Boudiaf, en lui expliquant qu'il s'agissait dune tentative de coup d'état déjouée par les services de sécurité. Boudiaf entra alors dans une colère noire, indigné qu'on ose lui "vendre" l'idée d'un "coup d'état" commandé par… un capitaine *(A la lecture du rapport de la DCSA sur cette affaire qui a atterri sur mon bureau, je n'avais pas manqué de faire part de mon scepticisme au colonel Sadek. Cela me paraissait exagéré car c'est une entreprise irrémédiablement vouée à l'échec lorsqu'on sait que les "mutins" n'ont pris aucun contact avec les autres régions militaires, aucun contact avec les unités de combat (blindés, aviation, divisions….), aucun contact avec les services de liaisons, aucun indice sur la prise ou le contrôle de l'ENTV,… L'Algérie n'était quand même pas le Liberia, La Sierra Léone, le Benin ou le Togo. La seule argumentation développée est que les islamistes sont des "fous", qui sont capables de mourir pour instaurer une république islamique en Algérie, qu'ils cherchaient le chaos,…Sincèrement je n'étais pas convaincu mais en tant que militaire je n'avais pas le droit de contester la version des supérieurs: la règle dans l'Armée est: le chef a toujours raison ! Même s'il a tort).
Sur-le-champ, il le Président du HCE décida de relever le général Lamari de son poste et de le remplacer par le général Rahim Khelifa, qui était le commandant de la deuxième Région Militaire à Oran. Les unités engagées dans la lutte antiterroriste placées sous les ordres du général Mohamed Lamari à Aïn-Naadja furent affectées à Châteauneuf (Office national de répression du banditisme: ONRB) et à Delly-Brahim (je reviendrai au début du chapitre suivant sur l'organisation des différentes structures des forces de sécurité dans les premiers mois de 1992).
Au printemps 2001, j'ai pu rencontrer à Londres le capitaine Ahmed Chouchane, que je ne connaissais jusqu'alors que de nom. Lors de cet entretien, cet officier intègre et sincère me révéla que le 26 mai 1992, le chef d'état-major de l'armée, le général Abdelmalek Guenaïzia en personne, lui avait rendu visite (pour négocier un "arrangement" à l'amiable avec les militaires victimes des abus et de l'injustice des chefs de l'Armée) dans sa prison de Béchar pour évoquer cette triste affaire.
Selon Chouchane, le chef d'Etat Major de l'ANP eut alors la maladresse de lui déclarer: "Boudiaf se met en travers de notre plan et il verra bientôt qui aura le dernier mot: où c'est lui, où c'est nous." Voilà pourquoi, à mes yeux, l'implication du clan des généraux dans l'assassinat du président Boudiaf, un mois plus tard, ne fait pas l'ombre d'un doute.
D'ailleurs, le président du HCE (Haut comité d'état, une fiction politique destinée à faire croire à une façade civile du régime) commençait en effet à se frotter aux généraux, (notamment au général Toufik qui s'est opposé au déplacement de Boudiaf au Maroc à l'occasion d'une visite privée familiale) et diligentait même des enquêtes sur les affaires de détournements et de pots de vin.
Il avait confié ces enquêtes à deux brillants officiers que j'ai personnellement connus: le capitaine Abdelhak, qui était sous mes ordres au SRA, était très compétent dans le domaine des investigations économiques ; et le commandant Mourad Mokhtari, qui fut en poste au Sénégal, avait été l'instigateur de l'affaire Hadj Bettou.* (L'affaire Hadj Bettou a défrayé la chronique en ce début d'année 1992. Un gros bonnet de la contrebande est arrêté à la suite d'un rapport du Commandant Msiref Mohamed dit Abderazak, chef du CRI de la 6eme RM. L'enquête puis la perquisition opérée dans les entrepôts de Hadj Bettou à Tamanrasset a permis la découverte de diverses marchandises d'un montant de près de 20 millions de francs français (produits alimentaires, des cigarettes, de l' électroménagers et même des armes) et de mettre la main sur un vaste réseau de contrebande transnationale ; Algérie, Libye, Niger, Mali.
C'est sur ordre de Mohamed Boudiaf que Hadj Bettou a été arrêté. Le procès qui s'annonçait passionnant, car les investigations allaient remonter à la "mafia politico-financière" qui gangrénait l'économie du pays ; propos mêmes tenus par le Président du HCE)
Puis coup de théâtre: Le Président Boudiaf est assassiné le 29 juin 1992, le commandant Mokhtari Mourad et le capitaine Abdelhak qui enquêtaient sur les réseaux de la mafia "politico-financière" sont assassinés au mi juin ; l'un à Badjarah, l'autre à Blida par les groupes islamistes et le commandant Msiref Mohamed dit Abderazak est assassiné à Oran kors d'une permission, par un policier "par erreur".
Après cette hécatombe qui a vu l'élimination de tous les témoins gênants, cette affaire, pourtant de droit commun, est confiée non pas à une juridiction civile, mais au tribunal militaire de Blida. Le procès s'est déroulé en juillet 1992 presque en même temps que deux autres célèbres affaires judiciaires: le procès des leaders du FIS Abbassi Madani et Ali Benhadj et le procès de l'ex général Mustapha Belloucif.
Malgré les charges et les preuves accablantes, Hadj Bettou a été condamné à huit mois de prison. Quant aux armes de guerre découvertes dans ces hangars la justice militaire (tout comme le général Khaled Nezzar dans ses mémoires) a conclu "qu' il les a acquises pour assurer sa sécurité et celles de ces camions contre les bandits qui infestent la Région".
Le 30 avril 2002, nouveau coup de théatre l'affaire est rejugé par le tribunal civil d'Annaba, l'affaire d'atteinte à l'économie, de détournement et dilapidation de deniers publics, contrebande et destruction de documents officiels est requalifiée d'affaire de faux et usage de faux, de falsification de documents officiels.
Malgré le réquisitoire du représentant du ministère public qui mis en exergue la gravité des faits et qui a requis 20 ans de réclusion criminelle, Hadj Bettou et cinq de ses complices sont acquittés alors que les "témoins à charge", l'ex receveur des domaines et l'ingénieur des mines ont écopé respectivement de 10 ans et de 9 ans de réclusion. Ainsi va la justice en Algérie ! Ils avaient été chargés par le président Boudiaf d'enquêter sur des affaires de malversations.
Curieusement, ces deux officiers hors du commun furent assassinés par des "islamistes", respectivement à Badjarah et à Blida, à la mi-Juin 1992 *(Le commandant Mourad a été assassiné alors qu'il se rendait au domicile de ses beaux parents à Badjarah. Le tueur l'attendait dans la cage d'escalier et a tiré sur lui à bout pourtant avant de s'éclipser. Il ne sera jamais retrouvé. Le capitaine Abdelhak lui a été abattu alors qu'il était au volant de son véhicule. Son meurtrier qui ne sera lui aussi jamais identifié, tire aussi sur lui à bout pourtant, ne lui laissant aucune chance de salut. Un vrai travail de professionnels. Il n'y n'aura en tout aucune revendication non plus.
Le lieutenant Abdelhak avait en 1990 conduit l'enquête sur la villa des pins maritimes, se trouvant à l'enceinte de la foire d'Alger, détournée par le colonel Smaïn Lamari). Sur le coup tous les officiers avaient pensé à un acte terroriste, mais en reliant ces affaires les unes aux autres et en considérant l'évolution des crimes et le comportement des hauts responsables de l'armée les spécialistes finissent pas s'apercevoir du syllogisme qui existe entre ces affaires.
Pour ma part l'idée d'un assassinat commandité par les chefs du DRS est la piste que je privilégie le plus.
Juste après le limogeage du général Mohamed Lamari et le déclenchement de ses enquêtes (le DRS n'avait pas apprécié d'être court-circuité par le président qui signait des ordres de missions à ses éléments), une campagne de dénigrement imputée faussement aux islamistes a visé le président Boudiaf, accusé d'être… un franc-maçon. En réalité, les islamistes n'ont fait que reprendre et répandre l'intox sorti des bureaux du DRS, qui reprochait à Boudiaf ses agissements "indépendants": visite discrète (dans un cadre strictement familial, il devait selon les informations de l'époque se rendre au Maroc pour assister au mariage de l'un de ses enfants) au Maroc sans consultation des généraux, sa décision de vouloir fermer les camps de sûreté du sud après avoir compris le jeu des généraux, tentative de création d'un parti politique le RNP (Rassemblement National patriotique), qui lui aurait permis de disposer du soutien populaire, le règlement du contentieux avec le Maroc sur le Sahara Occidental.
Pire encore, à leurs yeux, Boudiaf envisageait de procéder à des changements important dans la hiérarchie militaire et dans le gouvernement. Il signait ainsi, sans le savoir, son arrêt de mort (je reviendrai, dans le chapitre 9, sur les circonstances de son assassinat).
L'assassinat du commandant Djabber Benyamina
Au printemps 1992, la chasse aux officiers "suspects" battait son plein: mises à l'écart, arrestations, mais aussi liquidations physiques. Je voudrais évoquer à ce propos le cas du commandant Djabber, assassiné vers la fin du mois du Ramadhan.
Natif de Rélizane, celui-ci appartenait à cette catégorie d'officiers qui considéraient leur engagement au sein de l'ANP comme une mission sacrée. Il s'était engagé très jeune et avait fait toute sa carrière dans les services. Au début des années quatre-vingt, nous avons très vite sympathisé lorsqu'il a remplacé le capitaine Athman Tartag, dit "Bachir", dans les fonctions de chef du BSS (bureau de sécurité) à la wilaya d'Oum El Bouaghi, ville située à 150 kilomètres environ au Sud de Constantine.
Jai été impressionné par sa rigueur et son sens de la continuité. Contrairement aux pratiques en usage, il fut l'un des rares cadres à ne pas critiquer le travail de son prédécesseur lorsqu'il a pris ses nouvelles fonctions.
C'est à Oum El Bouaghi qu'il fit la connaissance de sa future femme. Après un séjour de trois années, il fut muté à Médéa, ville qu'il aimait beaucoup et qui sera sa ville adoptive puisqu'il décidera de s'y installer définitivement.
Nous avons entretenu des relations cordiales et l'on se voyait régulièrement lors des réunions de la "centrale" *(réunions regroupant les chefs de BSS avec le directeur de la SM et ses principaux adjoints pour faire un bilan ou à l'occasion d'un événement important) ou lors des différents congrès, colloques, réunions des cadres,…etc, qui se tenaient au palais des nations à Alger.
Au congrès du FLN de novembre 1988, nous partagions la même chambre à l'hôtel de Sidi Fredj et il ne cachait pas ses critiques contre les généraux de l'ANP, responsables à ses yeux de l'ordre de tirer sur des civils lors des émeutes d'octobre 1988. Il m'avait aussi ému lorsqu'il m'avait tenu ces propos prophétiques: "Je ne voudrais pas que mes enfants pensent plus tard que leur père se soit comporté comme un harki pour défendre le régime, l'Histoire retiendra tout."
En juillet 1990, le commandant Djabber, qui était chef du SCRI (sous centre de recherche et d'investigation) de Médéa, englobant aussi les wilayas de Djelfa et de Msila, fut affecté à mon service de recherche. Je lui avais proposé de prendre soit le bureau des investigations, soit d'être détaché auprès de Chérif Hadj Slimane, le ministre délégué chargé de la recherche scientifique dont le siège se trouvait à la "villa Susini", non loin de Ryad El Feth. Une superbe villa avec une vue exceptionnelle sur la mer. Sans hésiter, il accepta ce poste.
Après la dissolution de la DGDS et la démission du général Betchine en septembre 1990, le lieutenant-colonel Smaïn Lamari, qui faisait son retour, se débarrassera de tous les officiers, dont le commandant Djabber,(commandants Abdelfattah, commandant Ghomri Mustapha, capitaine Abdelaziz, Capitaine Talbi dit Sadek …qui furent tous admis à faire valoir leur droit à la retraite ou carrément mis à la touche sans fonction précise) considérés comme proches de l'ancien patron des services. Pourtant Djabber na jamais fait partie d'un clan quelconque, il ne devait son poste qu'à ses seules compétences.
En mars 1991, bien avant la grève du FIS, le beau-frère du commandant Djabber (le frère de son épouse, qui vivait chez lui à Médéa) retourna d'Afghanistan après un séjour de six mois. Cueilli à l'aéroport Houari-Boumediene, et après les 48 heures de séjour obligatoire dans les locaux de la police à Alger, il fut transféré au centre Antar.
Le commandant Djabber me sollicita alors pour intervenir auprès de Smaïn afin que son beau-frère ne subisse pas de sévices, tout en garantissant qu'il veillerait personnellement à sa bonne conduite.
Après cinq jours d'auditions, le jeune "Afghan" fut autorisé à quitter son lieu de détention et à retourner chez lui à Médéa. Mais Smaïn, dans sa phobie des islamistes, acceptait mal qu'un officier supérieur puisse avoir un proche parent ayant séjourné en Afghanistan.
Le commandant Djabber, qui était par ailleurs un homme pieux, était désormais considéré comme suspect. Smaïn me demanda même de "l'avoir à l'œil". Et pour mieux assurer sa surveillance, il le muta à l'hôpital militaire d'Aïn-Naadja en tant que responsable de la sécurité, où il devait dépendre du lieutenant-colonel Kamel Abderrahmane.
Au début du ramadan de 1992 (Mars), un attentat terroriste fut commis à l'hôpital de Aïn-Naadja, au moment de la rupture du jeune: les deux gendarmes qui assuraient la garde à l'entrée de l'hôpital furent abattus et leurs armes récupérées par les terroristes. L'enquête piétinait. Les soupçons du DCE se portèrent sur le commandant Djabber: Smaïn vint me voir pour me demander de vérifier l'emploi du temps de Djabber au moment du drame. Djabber, qui disposait d'un logement d'astreinte dans l'enceinte même de l'hôpital, se trouvait ce jour-là dans sa chambre et apprit la nouvelle comme tout le monde, par les détonations d'abord puis par le vacarme qui suit ce genre d'attentat.
Moins dune semaine après ce drame, Djabber fut muté au centre de Ghermoul, qui servait de siège au DCE Smaïn Lamari, mais… sans poste ni fonction. Une mise à l'écart qui ne disait pas son nom. Constatant qu'il était devenu inutile, et après avoir formulé une demande de radiation des rangs de l'ANP, Djabber prit le risque de rentrer chaque après-midi à Médéa pour souper avec ses enfants. Ponctuel, à huit heures du matin, il était toujours présent à Ghermoul.
Un jour pourtant, Djabber n'était pas là. Cela na pas surpris car c'était le ramadan et il se pourrait que cette absence soit justifiée par la fatigue due à la navette quotidienne entre Alger et Médéa, par la maladie d'un membre de sa famille ou par n'importe quel événement pouvant survenir.
J'appris plus tard que ce jour-là, après la prière matinale, quittant son domicile vers 6 heures, alors qu'il s'apprêtait à monter dans sa Golf garée devant sa villa, en plein centre de Médéa, il fut accosté par un groupe d'individus et fut, selon la version officielle, enlevé par des intégristes. Quelque jours après son enlèvement, ses ravisseurs l'égorgèrent et sa tête fut retrouvée tel un trophée à l'entrée de la ville.
Cet assassinat a mis la ville de Médéa en émoi car le commandant Djabber était connu et estimé par presque tous les habitants de la ville. Pourquoi ses ravisseurs ont-ils commis un acte aussi barbare ?
Les terroristes "intégristes" venaient de frapper, et le commandant Djabber faisait partie de ses premières victimes, il y en aura malheureusement d'autres, beaucoup d'autres.
Cette version aurait pu être plausible, mais en 1995 lors dune rencontre à Bonn, le général Smaïn Lamari me fit une révélation sans équivoque et qui ne laissait planer aucun doute sur les commanditaires de cet horrible assassinat. En présence du lieutenant-colonel Attafi (De son vrai nom Laalali Rachid, aujourd'hui général et chef de la DDSE), alors que l'on abordait le profil des cadres du DRS et leur rôle ultérieur dans un dispositif qui répondrait mieux aux besoins d'un paysage démocratique, le général Smaïn Lamari m'avoua qu'il s'était trompé sur le compte du commandant Djabber, en précisant: "C'était un homme qui a fait preuve d'un courage exemplaire, affrontant dignement la mort, car même face à ses bourreaux qui allaient l'égorger, il leur tenait tête en traitant ses agresseurs de terroristes".
Ma réponse fut instantanée: "Comment êtes-vous au courant de cela ?" Étonné par tant d'audace le général Smaïn me répondit après un moment hésitation: "Mais on ma rapporté la cassette de son interrogatoire ! Avant dégorger quelqu'un, les islamistes du GIA lui font un procès exactement comme dans un tribunal." Le général Smaïn Lamari a du forcément remarquer mon scepticisme.
D'une part le GIA n'existait pas à cette période là et d'autre part je savais bien, en effet, que ces histoires de "procès islamique" n'était en réalité qu'une pure invention des services, pour terroriser la population. En 1992 et 1993, les vrais islamistes qui prônaient le djihad menaient assurément des opérations contre des policiers et des militaires, mais ils n'étaient pas organisés au point de juger leurs victimes et d'enregistrer leurs déclarations sur des cassettes qui iraient ensuite atterrir… sur le bureau du général Smaïn. Soyons sérieux, ces méthodes criminelles étaient l'œuvre des créateurs du GIA, qui ne sont autres, comme on va le voir, que le général Mohamed Médiène dit Toufik, et les colonels Smaïn Lamari et Kamel Abderrahmane, grâce à la protection apportée par les généraux "DAF" que sont Khaled Nezzar, Larbi Belkheir, Mohamed Lamari, Mohamed Touati.
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