LES GENERAUX ET LE GIA 7eme Partie

                        

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1992-1994: la furie meurtrière

 

Le 29 juin 1992 11h.30, je venais à l'instant de terminer mon rapport de mission lorsque un sous officier vient m'annoncer: "on a tué Boudiaf !", ne réalisant pas immédiatement je répondis "qui ?", "on a tué le Président à Annaba !" répéta-t-il.

Je n'ai même pas repris mon souffle et déjà le téléphone sonne. C'était le colonel Saïdi qui appelait. Ses premières paroles étaient: "vous êtes au courant ?" ; "mais comment est ce possible ? Ce n'est pas vrai !" et il ajouta "c'est un des nôtres qui a fait ca, venez tout de suite il y une réunion à midi et demi avec le directeur en présence du  ministre".
C'était la consternation !

Nous étions une vingtaine de responsables du DRS à être présents à cette réunion où seul le général Nezzar prit la parole. Selon ses aveux, il nous avait réunis en premiers avant même les chefs de régions, les commandant d'armes et les directeurs centraux du ministère de la défense, car il sollicitait notre soutien pour poursuivre la mission, disant expressément que si nous ne sommes pas derrière lui, il abandonne sur le champ. Il avait pris soin de disculper le commandant Hamou, chef du GIS, disant je cite "tout le monde le connaît, il n'y ait pour rien ; c'est un illuminé qui a fait ca" et puis Boudiaf a de la chance "il est mort en Président".

Avant de nous quitter il a demandé de colonel Smaïn de se rendre à Annaba pour ramener le meurtrier. Entre temps des ordres ont été donnés à la police pour ne pas  remettre l'assassin du Président à la gendarmerie.

En remettant mon rapport de mission au colonel Saïdi le chef de la DDSE (Direction de la documentation et de la sécurité extérieure) je lui ai fait part de mon vœu de quitter la DCE sans lui donner d'explications, m'étant contenté de lui dire que je ne partage plus les conceptions de la lutte antisubversive du chef de la DCE. Il avait tout de suite compris que le courant ne passait plus et me promis d'en parler au DRS.

Après les funérailles de Boudiaf, j'avais remis ma demande de radiation datée du 03 juillet 1992 et je suis allé chez moi à Annaba (à 600 kilomètres à l'est d'Alger).
Pourquoi une décision pareille ?

Tout au long de l'année 1992, je m'apercevais que quelque part une force occulte cherchait coute que coute l'escalade et le chaos. Au départ j'avais mis cela sur le compte de l'incompétence, or parfois c'était de la préméditation.
En 1989 je le dis honnêtement j'étais contre l'agrément accordé au FIS et au RCD. Non pas que je suis contre ces deux partis politiques. Mais tout simplement parce que les responsables du pays (par calcul politicien) ont transgressé la constitution, qui interdisait l'octroi de l'agrément à un parti à caractère religieux ou régional.

En janvier 1992, j'étais personnellement contre l'annulation des élections législatives et l'interruption du processus électoral. Non pas parce que je suis pour ou contre X ou Y ; mais simplement parce que l'on ne corrige pas une erreur par une erreur plus grande. A mon avis le processus aurait du être poursuivi et si les islamistes imposent leurs vues par la terreur, nous avions les moyens d'intervenir. Mais il ne fallait pas intervenir avant.

Je me permets aussi de dire que certains généraux inconscients avaient même suggéré la proclamation de l'état d'exception. C'est normal pour un dictateur né jouissant d'une totale impunité et dont les enfants sont à l'abri et font des études aux USA ! N'est ce pas général Djouadi !

En février 1992, je m'étais opposé à l'ouverture des camps de sureté. Non pas par sympathie pour les intégristes, mais parce que cette mesure est incompatible avec la notion de droit. La loi dit que "quelqu'un est innocent jusqu'à la preuve du contraire". Donc il fallait sanctionner les coupables, les juger pour les actes qu'ils auraient commis et non s'attaquer aux innocents, d'ou la radicalisation et  l'incitation de la violence.

A cette même période j'étais aussi contre la dérive qui s'opérait. Au lieu de combattre le terrorisme intégriste, les responsables de l'armée se sont évertués à combattre l'Islam. Les salles de prière ont été interdites dans les casernes, des officiers supérieurs qui déclaraient: "entre l'Islam et l'Algérie, je choisis l'Algérie" paraphrasant feu Slimane Amirat ancien révolutionnaire, proche de Krim Belkacem, opposant qui a crée le MDRA (Le mouvement démocratique révolutionnaire algérien) qui jadis avait dit "entre la démocratie et l'Algérie je choisis l'Algérie" (c'était lors de la grève insurrectionnelle du FIS) ; les officiers pratiquants ou qui fréquentaient les mosquées sont devenus du jour au lendemain des suspects.

Dans de nombreuses analyses, j'avais pourtant prévenu le commandement en disant que le meilleur moyen de venir à bout de l'extrémisme c'est de s'attaquer aux racines du mal. Il fallait offrir à la jeunesse un enseignement de qualité, permettre l'égalité de chance à tous les algériens, combattre l'exclusion et la marginalisation, combattre les fléaux sociaux, la corruption, le favoritisme ou le clientélisme, offrir une occupation saine à la jeunesse et tenter de résorber les problèmes du chômage et du logement.

Durant tout le printemps 1992, la stratégie déployée ne pouvait qu'aboutir au chaos et à la catastrophe. J'étais contre le fait d'encourager la créations de maquis, la manipulation effrénée, contre la répression sauvage, contre la politique du pourrissement, contre les meurtres gratuits sous prétexte que les islamistes seraient libérés par la justice, contre le mépris affiché par les responsables, contre les divisions des algériens.

J'avais mis en garde les responsables du DRS en suggérant  un dispositif préventif et en disant que le dispositif adopté conduit irrémédiablement à l'échec car on ne peut pas faire la guerre à tout un peuple ; malheureusement je n'ai pas été écouté car tout avait été planifié à l'avance par les fossoyeurs de l'Algérie.

En mai 1992, j'étais contre la pratique systématique de la torture infligée aux détenus dans les locaux de la caserne de Châteauneuf. Certains officiers de la SM et de la police prenaient plaisir à commettre des sévices corporels pour extorquer des aveux. A mes yeux il s'agissait de pratiques criminelles inqualifiables et inhumaines. Je ne comprenais pas pourquoi des algériens pouvaient faire cela à leurs semblables.

Heureusement ; et je ne remercierai jamais assez le bon Dieu pour cela ; je n'ai jamais tout au long de ma carrière eu à ordonner ou pratiquer la torture, comme d'ailleurs je n'ai jamais procédé ou ordonné l'arrestation d'un citoyen algérien quel qu'il soit pour ses opinions politiques.

C'était de l'inconscience de la part des chefs de l'Armée et je ne voulais pas partager l'échec avec des responsables qui ne pensent qu'à leurs intérêts égoïstes.
Je suis devenu un opposant qui défendait les causes justes, car j'estime que si un dialogue franc avait été instauré la situation n'aurait jamais dégénéré de la sorte.

Ma décision n'avait pas été prise sur un coup de tète, j'en avais fait part de toutes ses remarques à ma hiérarchie. En allant chez moi le colonel Smaïn savait que je ne reviendrai jamais sur ma décision.
Après 40 jours, le DCE m'appelle au téléphone pour me proposer "au nom des intérêts supérieurs du pays" un poste à l'étranger. J'ai accepté la proposition sans savoir qu'il s'agissait peut être d'un moyen de "corruption" pour acheter mon silence.

Si j'ai accepté c'est surtout parce que j'allais être loin du cercle de décision et que je travaillais avec un responsable (Le colonel Saïdi Fodhil en l'occurrence) dont l'éthique, l'honnêteté et la probité sont hors du commun.

Ainsi j'atterris fin aout 1992 à l'ambassade d'Algérie à Bonn en tant que conseiller (Je remplissais en fait plusieurs fonctions: attaché militaire, chef d'antenne de la SM, chargé de la coopération,…). En Allemagne, même si je n'étais plus sur le terrain des opérations, j'ai été tenu au courant de tout ce qui s'y passait, d'une part par mes visites annuelles jusqu'à février 1996, et d'autre part par les rencontres régulières avec mes collègues du DRS de passage en Allemagne, ou à l'occasion de réunions régulières que nous tenons à Paris.

C'est grâce à ces contacts que j'ai pu me forger progressivement une image de la nature de la répression qui s'est déchainée de 1992 à 1996 et que je présente dans ce chapitre.

 

Été 1992: la lutte "antisubversive" change d'échelle

L'été 1992 allait marquer un premier tournant décisif dans la guerre menée par les généraux putschistes contre les islamistes, mais aussi contre la majorité du peuple algérien. Comme je l'ai dit, le président Boudiaf avait commencé à s'affronter à eux, notamment en mettant à l'écart le général Mohamed Lamari, et en transférant l'administration de l'état de siège du CFT (Commandement des forces terrestres) à l'ONRB (Office nationale de répression du banditisme). La création de l'ONRB n'est pas fortuite.

Cette initiative répondait à deux exigences: d'une part, on faisait croire à l'opinion internationale que ce n'était pas l'armée qui conduisait les opérations de maintien d'ordre ; et, d'autre part, le général Larbi Belkheir confiait à son protégé Smaïn Lamari l'embryon de la future DST algérienne, une structure qui devrait échapper complètement à l'ANP. Ainsi l'ONRB  fut créé sur le modèle du RAID français avec des troupes d'élite constituées par les unités d'intervention de la police, les unités de la gendarmerie, les éléments du GIS. Le tout étant chapeauté par le DCE en personne

Boudiaf menaçait le pouvoir des généraux "DAF": c'est cela, j'y reviendrai (voir infra, chapitre 9) qui lui a valu d'être assassiné, le 29 juin 1992.

Mais moins d'une semaine plus tard, le général Mohamed Lamari était réhabilité pour prendre la tête d'une nouvelle structure chargée de la répression des "islamistes", appelée CCCLAS (Centre de commandement et de coordination de la lutte antisubversive), qui serait mise en place en septembre. Cette structure était composée essentiellement des unités de forces spéciales (régiments de parachutistes) et des éléments du DRS.

A ses débuts le CCCLAS disposait de trois régiments de parachutistes (le 4eme et le 18eme RAP, le 12eme RPC), un bataillon de police militaire (le 90eme BPM) d'un régiment de reconnaissance (25eme RR), du groupement d'intervention de la gendarmerie (GIR) et d'éléments de la DCSA chargés d'encadrer et d'orienter les opérations de ratissage, d'arrestations, de neutralisations,

Ce sont pratiquement 5000 hommes, bien entrainés et hautement équipés qui étaient engagés dans la lutte anti intégriste. Ce chiffre doublera en 1993 puisque  les unités seront renforcées avec les moyens de guerre: blindés, hélicoptères de combat, véhicules motorisés blindés,…

Tous les services de sécurité rendaient compte au CCCLAS, et à partir de 1994 des secteurs opérationnels au niveau de chaque wilaya ont été crées regroupant la police, la gendarmerie, un détachement de l'ANP et même la milice.

L'exemple du général Bigeard semble avoir fait des émules. Le CCCLAS mènera en effet, au cours des années suivantes, une lutte impitoyable contre les partisans de l'ex-FIS qui contestaient l'interruption du processus électoral. Et le général Mohamed Lamari, lors d'une réunion en avril 1993 au CFT de Aïn-Naadja avec les officiers engagés dans cette lutte, exprimera sans détours l'état d'esprit de la hiérarchie militaire: "Les islamistes veulent aller au paradis ! Qu'on les y amène et vite ! Je ne veux pas de prisonniers, je veux des mort !" Voilà de quelle manière des jeunes, pour échapper à la mort, ont été poussé à prendre les armes et à rejoindre les maquis islamistes truffés d'agent du DRS, contribuant ainsi à l'exacerbation de la violence.

Mais avant même que soit mise en place cette nouvelle organisation officielle de la lutte antiterroriste, des structures clandestines créées au sein du DRS avaient commencé à semer la terreur. Elles joueront un rôle essentiel tout au long des années de guerre qui suivront.

 

Escadrons de la mort

À partir de fin janvier 1992, les cadres de la section hors la loi de la DCE dite section "protection" créée par Smaïn Lamari en décembre 1990, ont servi de soutien aux unités opérationnelles, participant à la confection de fausses preuves et prenant part même aux arrestations alors qu'aucun élément de cette structure ne disposait de la qualité d'officier de police judiciaire.

Le pire, c'est qu'il ne s'agissait pas d'arrestations concertées avec les autres organes de sécurité comme cela aurait du être le cas dans le cadre de la lutte antiterroriste, c'était des arrestations ou plutôt des enlèvements de sympathisants du FIS, décidés par les hauts responsables du DRS. Il n'y avait pas que les sympathisants du FIS, parfois ces "enlèvements" touchaient ceux qui contrecarraient les plans des généraux, tels les  avocats, les syndicalistes, …

Cette situation de non droit ouvraient la porte à  tous les abus de la part de ces militaires qui justifiaient leurs actions par la menace intégriste qui pèse sur le pays, c'est ainsi que des règlements de compte ont eu lieu en toute impunité.  Les affaires de mœurs et les litiges divers au sujet d'un lot de terrain par exemple ont été réglés à coup de disparitions et d'éliminations physiques, toutes imputées aux "groupes terroristes", aux "groupes armés" et "aux groupes islamistes" sans qu'aucune enquête ne soit diligentée.
De nombreux cas d'innocents, exécutés de sang froid dans les locaux du DRS par des officiers malfaiteurs.

Le cas de Touag Halim  demeurant à Guerouaou  dans la commune de Soumaa à Blida, enlevé sur ordre du colonel Djebbar  à partir de 1995 et qui a disparu parce que ses parents avaient refusé de verser une rançon.

Le cas de Bouzouidja Sid Ahmed, habitant à la cité "Chérie" de Blida, enlevé et assassiné, rien que pour lui subtiliser son véhicule (Une Renault 19 de couleur blanche). Ledit véhicule fut attribué au BSS de Bouira.

De nombreux exemples existent sur le rôle de ces barbouzes qui se sont substituées à la justice et qui règlent les contentieux par la terreur.
Des crimes ignobles ont été commis, je vous rapporte ici le témoignage d'un cadre du DRS (Que je ne voudrai pas nommer pour des raisons de sécurité)  qui a personnellement vécu une scène insupportable:

Le jeune Bibla Nouredine, domicilié à Ouled Yaich dans la périphérie de Blida, fut surpris au moment du couvre feu par le capitaine Boukhamkhem Samir du DRS, au lieu de l'emmener  au poste de contrôle comme l'exige la loi, l'officier du DRS lui tire dessus à l'aide d'un fusil muni d'un silencieux, le laissant pour mort. Le lendemain à 5 heures du matin au moment où il s'apprêtait à se rendre à son travail, le père découvre son fils, gisant dans une mare de sang mais toujours en vie, il appelle un taxi et le transporte à l'hôpital civil de Boufarik.
Durant la journée ayant pris connaissance de son admission dans cet établissement hospitalier le colonel Djebbar sollicite le chef de la police locale qui se chargera de l'exécution du jeune Bibla Nouredine avant de jeter le corps dans un verger.

Cet exemple montre à quel point des gens apparemment normaux se sont transformés en monstres.
Cette unité qui dépendait du DCE n'avait rien à voir avec l'unité 192 que dirigeait le colonel Atman Tartag dit Bachir, le chef du CPMI. L'une et l'autre sont distincte mais commettaient des crimes innommables contre des citoyens innocents suspectés de soutenir des terroristes ou simplement dénoncés par des délateurs.

En plus de la DCE, la DCSA (direction centrale de la sécurité de l'armée que dirigeait le colonel Kamel Abderrahmane) avait aussi créé ses propres unités "d'action".

En mars 1992, lors d'une séance de travail avec les responsables de la DCSA détachés au Commandement des forces terrestres (CFT) de Aïn-Naadja, remarquant les bonnes relations que j'avais avec son chef le lieutenant-colonel Hamzaoui (Ancien chef du CRI de Tamanrasset), le capitaine Omar Toumiat qui préparait une synthèse sur les arrestations de militaires de "sensibilité islamique" me fit une étonnante confession:

Le colonel Kamel Abderrahmane avait donné des instructions au chef du CPMI, Athman Tartag, de ne plus présenter les "intégristes irrécupérables" à la justice ! Et d'ajouter que désormais le travail était facilité, car dès qu'un islamiste dangereux était arrêté, il suffisait de l'abattre en simulant la légitime défense ou une tentative d'évasion de sa part, ou sous tout autre prétexte.

J'avoue avoir eu du mal à croire alors de tels propos. Je n'avais d'ailleurs pas poussé mes recherches plus loin, car personne d'autre à l'époque ne m'avait fait état de tels agissements. Au cours des années suivantes, ils me seront hélas confirmés, au-delà de l'imaginable.

 

Les " mutants " du Centre Antar

Lors d'un séjour en juillet 1994 à Alger, pendant mon congé annuel, j'ai rendu une visite de courtoisie aux officiers du service de recherche de la DCE, installés au Centre Antar. J'appris alors, à ma grande surprise, que parmi les "faits d'armes" de mon ancienne section figuraient désormais les assassinats, les disparitions, les exécutions extrajudiciaires et les exécutions sommaires de présumés terroristes.
Et j'apprendrai également, sans vraiment le chercher, que les fameux "escadrons de la mort" étaient une affreuse réalité.

Deux constats m'ont marqué durant ma visite au centre Antar ce jour-là. D'abord, celui de voir les jeunes officiers *(Le SRA avait été renforcé par des sous-lieutenants issus des promotions de 1991 et 1992, car après événements de juin 1991, la formation avait été accélérée et les nouveaux officiers affectés directement soit au GIS, soit aux unités opérationnelles de la SM opérant dans la capitale ; rares furent ceux qui partirent dans les CRI des autres régions militaires), que j'avais eu sous mes ordres et qui, deux ans auparavant, étaient des adolescents timides, étaient devenus des "monstres", qui pavoisaient à l'idée d'aller à Sidi-Moussa "épingler" un islamiste armé: ils étaient impatients d'aller l'arrêter et lui "faire la peau" s'il essayait de résister ! J'avoue que je n'en revenais pas.
Étaient-ils drogués ?
Étaient-ils conditionnés au point de n'avoir plus aucune considération pour la vie humaine ?
En tout cas, tout ce que je peux dire, c'est que ce n'était pas un comportement normal.

Devant cette attitude incroyable, je ne pouvais pas m'empêcher de faire la comparaison avec une situation analogue, lorsqu'en mai 1991 le DCE nous donna l'ordre (qui fut toutefois annulé cinq ou dix minutes avant son déclenchement) d'arrêter les membres du Madjless choura du FIS.

Étant chargé de l'organisation de cette opération, j'avais constitué des équipes de cinq éléments, qui avait chacune à sa tête un officier du SRA, pour chaque dirigeant du FIS à arrêter. S'agissant d'une opération très secrète, les officiers n'avaient été informés qu'à partir de 21 heures et ils devaient attendre minuit et le top du DCE pour passer à l'action.

Une fois mis au courant et attendant l'heure H, beaucoup de visages d'officiers, pourtant rompus à ce genre d'opération, s'étaient crispés et avaient pâli ; certains officiers comme par exemple les lieutenants Slimane et Hamza, étaient même venus me supplier pour ne pas figurer sur une liste et pour ne pas prendre part à cette opération, invoquant l'âge, la famille, la santé… On imagine mal leur soulagement lorsqu'ils apprirent l'annulation de ce projet. Alors que trois ans plus tard, les jeunes officiers du SRA s'impatientaient pour "partir à l'aventure". La vie n'avait plus de sens pour eux, ou plutôt elle n'avait aucune valeur.

Le second fait surprenant fut d'apprendre que Djamel Zitouni, considéré comme un dangereux élément du GIA, circulait tout à fait normalement et librement à l'intérieur des quartiers du DRS à Delly-Brahim ! C'est par un pur hasard que j'appris *(Le commandant Ziad, énervé, refusait de voir "un agent islamiste" car il n'avait aucune instruction précise à lui donner ; selon ses propres propos, il refusait de faire confiance à un intégriste) qu'il travaillait en fait pour le compte du trio Kamel Abderrahmane, Smaïn Lamari et Toufik. Le lieutenant-colonel Farid Ghobrini, qui avait succédé à Guettouchi à la tête du CPO, me révéla que Zitouni était un ancien vendeur de poulets qui approvisionnait les familles des officiers résidant à la cité militaire du Chevalley à Alger, qu'il avait été recruté début 1993 par le DRS pour devenir l'émir national du GIA, *(Dés son recrutement Djamel Zitouni a été placé à la tète de la "Katiba khadra" ou phalange verte ; sorte de garde prétorienne chargé du poste de commandement du GIA et de l'exécution de grandes opérations ; attaques de casernes,…) et qu'il subissait actuellement une "formation".

Il s'agissait selon ses propos de "décapiter les vrais maquis islamistes" (je reviendrai sur le "cas Zitouni" dans le chapitre suivant).

Sur le coup je n'avais  cru qu'à moitié l' histoire racontée par le nouveau chef du PCO. Je pensais qu'il cherchait à m'épater. Les ex sous officiers qui arrivent à "percer" dans la SM ont cette tendance à l'exagération pour masquer leur insuffisance intellectuelle, et compensent  ce complexe d'infériorité par des exploits qui justifieraient leur ascension socioprofessionnelle. Le commandant Ziad n'ayant pas prononcé le nom de Djamel Zitouni, j'avais tout bonnement cru  qu'il s'agissait d' un "émir" de quartier.

Malheureusement cette information me sera confirmée peu de temps après notre entrevue par plusieurs sources.

En quittant le bureau du colonel Farid Ghobrini, je m'étais dit: "Mon Dieu ! C'est de l'inconscience !" Puis j'avais commenté en aparté cette affaire avec le commandant Khelifati Djaafar et le lieutenant Abdelaziz Djerafi, (respectivement chef du service exploitation du CPO et adjoint) qui partageaient tous les deux mon point de vue. "Cette aventure risque de nous mener loin", leur disais-je. Ils acquiescèrent et pour mieux exprimer son impuissance, Djaafar me dit simplement: "Dolm" (injustice). C'est vrai, ce que j'avais vu de mes propres yeux avait de quoi laisser des traces profondes et indélébiles.

 

Bachir Tartag, le " monstre " de Ben-Aknoun

Mais ma surprise fut plus grande encore en visitant le CPMI (Centre principal militaire d'investigation) de Ben-Aknoun, que dirigeait le lieutenant-colonel Athman Tartag, dit "Bachir". J'avais connu cet officier au début des années quatre-vingt à Annaba, et il était alors devenu un ami (il habitait un logement à la cité Gaciot, à peine distant de dix mètres de la cité militaire où je logeais). Il était l'un des rares chefs de BSS (Bureau de sécurité du secteur), lorsqu'il était en poste avec moi à Oum El Bouaghi, qui exécutait à la lettre mes instructions et dont les rapports qu'il m'adressait ne nécessitaient aucune correction tant ils étaient bien rédigés.

Même la "guéguerre" de 1987 à 1989 entre DGPS et DCSA n'avait pas altéré notre amitié. Car contrairement à beaucoup de collègues, je n'avais jamais fait de distinction entre DGPS et DCSA, ni plus tard entre DCE et DCSA, car je partais du principe que je servais l'État. Point. Voilà pourquoi, malgré le cloisonnement en vigueur, beaucoup de responsables comme Athman Tartag, Mohamed Bouzit, dit "Youcef", ou Belbahri Farès sont restés de bons amis.

Le CPMI (Centre principal militaire des investigations) était au début des années quatre-vingt le siège de la sous-direction de la prévention économique, du contre-espionnage et de la sécurité intérieure. Avec le découpage DGPS-DCSA, le centre de Ben-Aknoun fut rattaché à cette dernière direction.

Ce que j'y ai vu et entendu lors de ma visite de juillet 1994 était vraiment hallucinant ! Bien que leur mission soit spécifiquement militaire, je savais que les cadres du CPMI travaillaient sur les islamistes depuis fin 1990, car mes officiers qui patrouillaient la nuit et qui distribuaient de "faux communiqués" du FIS m'avaient rapporté à plusieurs reprises qu'ils surprenaient souvent leurs collègues du CPMI en train de badigeonner les murs de graffitis "pro-islamistes" dans les quartiers chauds d'Alger comme Badjarah, Kouba, Birkhadem… (Ce que m'avait confirmé le commandant Belbahri, dit "Farès", un très bon ami qui fut le prédécesseur de Atman Tartag au CPMI, avant qu'il ne soit envoyé comme attaché militaire au Caire).

Lors de mon entretien avec  le lieutenant-colonel Tartag, j'ai appris qu'il avait constitué dès le début 1992, sur ordre du général Kamel Abderrahmane, une unité de "commandos" appelée "unité d'action" qui se chargeait non seulement de l'exécution des suspects, mais également de terroriser les familles d'islamistes dans les quartiers considérés comme leurs fiefs. Selon ses propos, "il coupait le soutien aux intégristes qui ne devaient plus retrouver refuge chez leurs parents".

Cette unité était constituée de plusieurs groupes de six à dix éléments accoutrés en tenue "afghane" et portant des barbes d'une dizaine de jours. Au milieu de la nuit, à bord de véhicules civils banalisés, ils se rendaient dans les quartiers "islamistes" comme Cherarba, les Eucalyptus, Sidi-Moussa, Meftah, etc., pour cibler des familles bien précises, celles des islamistes recherchés. Ils frappaient à la porte en criant: "Ouvrez, nous sommes des Moudjahidine." Dès que la porte s'ouvrait, les occupants étaient tous massacrés. Le lendemain, les quotidiens nationaux faisaient état de guerre fratricide dans les rangs des islamistes (lorsque ces crimes n'étaient pas attribués aux seuls islamistes). Le bilan quotidien de ces exactions variait de dix à quarante.

Ces expéditions punitives contre les "durs de la mouvance islamique" étaient aussi considérées comme des actions "préventives" visant, d'une part, à éviter que les sympathisants du FIS rejoignent les maquis après avoir été libérés des camps du Sud et, d'autre part, à se débarrasser des islamistes ayant bénéficié de la "complaisance" de la justice.

Le lieutenant-colonel Bachir me déclara ainsi: "À quoi bon les remettre à la justice si au bout de trois ou six mois ils sont remis en liberté pour nous harceler de nouveau ? Dès que quelqu'un tombe entre nos mains, il ne risque pas d'aller en prison ! Tu vois, on fait faire des économies à l'État !" Quel cynisme !

Sincèrement j'étais bouleversé ; ce n'était plus le capitaine Tartag que j'avais connu à Constantine, le gentil, brave, serviable, éduqué, humain… J'avais en face de moi le lieutenant-colonel Bachir devenu un monstre, un mutant. J'avais du mal à croire en cette métamorphose.

Voilà le résultat du plan d'action que les conseillers du général Khaled Nezzar ont élaboré. L'objectif était de semer la haine dans le cœur des Algériens, de semer la discorde et diviser le peuple pour mieux s'approprier la rente. Le général Nezzar lui-même a reconnu des "bavures", estimant normal ces "dépassements" ; mais le caractère systématique des crimes interdit de les assimiler à des "dérapages" isolés.

En quittant le CPMI, la phrase de feu Mohamed Boudiaf "Où va l'Algérie?" *(en fait il s'agit du titre d'un ouvrage qu'il rédigea en 1963, quand il entra en opposition contre le régime) m'avait hanté, car j'imaginais alors que la police et la gendarmerie aussi devaient agir de la même manière ; il y aurait également les miliciens (patriotes, GLD, groupes d'autodéfense…) qui allaient être armés. Cela deviendrait incontrôlable, la loi de la jungle, la loi du plus fort. Les histoires de racket, de viols, d'assassinats, de règlements de comptes, de banditisme… c'était hélas bien vrai. Le petit peuple était sans protection. Voilà l'œuvre grandiose qui fait la fierté et l'orgueil du trio Toufik, Smaïn Lamari et Kamel Abderrahmane.

 

L'unité 192

Quelques années plus tard, j'obtiendrai des précisions intéressantes sur l'escadron de la mort dirigé au sein du CPMI par Bachir Tartag. En juillet 2001, je rencontrai en Europe le capitaine Hassine Ouguenoune, dit "Haroune", officier dissident membre du Mouvement algérien des officiers libres (MAOL), mouvement devenu célèbre par les révélations du site Internet www.anp.org (créé en 1997) sur le pouvoir militaire algérien. Haroun avait été en poste à la DCSA jusqu'en 1990 (il a exercé au CPMI dirigé par le lieutenant-colonel Tartag) et il avait ensuite assuré des fonctions de renseignement à l'ambassade d'Algérie à Paris, jusqu'à sa désertion en 1995.

Il m'a donc confirmé l'existence des groupes de l'horreur mis en place dès le début 1992 au niveau de la DCSA.
Selon lui, cet "escadron de la mort", désigné sous le nom "d'unité 192" (1 pour janvier, 92 pour 1992, année du coup d'État qui renversa Chadli) a été créé au début de cette année-là par les généraux décideurs et confié au colonel Kamel Abderahmane *(Le terme "escadron de la mort" désigne une unité d'action qu'elle soit de la DCE, de la DCSA ou des para-commandos de l'Armée, qui commettent des exactions contre des civils, avec les mêmes méthodes employées par les sinistres "escadrons de la mort" qui sévissaient au Brésil dans les années 1970.)
Sa mission était initialement de "neutraliser" tous les officiers de l'armée hostiles à l'arrêt du processus électoral. Cette "unité 192" était composée d'éléments du CPMI de Ben-Aknoun et renforcée par des commandos-parachutistes des forces spéciales de l'ANP.

Rapidement, cette "unité 192" s'est transformée en unité antiguérilla chargée d'infiltrer *(L'infiltration se faisait soit par l'utilisation d'un repenti, soit en simulant une désertion, soit enfin en injectant un sous-officier avec une couverture et une légende civile) et de traquer les maquis et les opposants  islamistes, notamment à Médéa et Aïn-Defla.

Le moral des "néo-mercenaires" était entretenu grâce à divers avantages: primes, avancement dans le grade (beaucoup de ces sous-officiers se retrouvent aujourd'hui avec le grade de commandant ou même de colonel), logement, véhicule, commerce ; et ils bénéficiaient de l'impunité totale lorsqu'ils agissaient en marge de la loi (trafics divers, consommation de drogue, viols…) ou lorsqu'ils dérobaient argent, bijoux ou objets de valeur au cours des perquisitions.

Selon Hassine Ouguenoune, "l'escadron de la mort, comme cette unité était communément appelée (Par les militaires impliqués dans la lutte contre l'intégrisme) sera responsable de nombreux assassinats de civils attribués aux islamistes (Comme ceux de M'hamed Boukhobza, le 22 juin 1993, et de Kasdi Merbah, le 21 août 1993).
Les escadrons de la mort sont  également responsables de l'organisation des massacres des détenus de Serkadji (109 morts le 21 février 1995) et de Berrouaghia (49 morts le 13 novembre 1994).

En juillet 1994, mes doutes seront renforcés en voyant certains de mes officiers agir comme des monstres, mais je me refusais pourtant à admettre cette métamorphose que je mettais sur le compte de "l'instinct de survie" face à la pression qu'ils subissent, aux menaces qui les guettent et aux dangers qu'ils côtoient chaque jour.

En mai 1995, le général Mustapha Cheloufi, ex-commandant de la gendarmerie nationale et ex-secrétaire général au ministère de la Défense nationale (prédécesseur du général Khaled Nezzar à ce poste), un officier dont les qualités humaines ne peuvent pas être mises en doute, conforta ma suspicion lorsqu'il me révéla qu'il trouvait chaque matin des cadavres d'islamistes "jetés" à proximité de sa résidence à Bouchaoui et que cette situation cessa dès qu'il téléphona au général Toufik pour lui dire de "jeter vos cadavres plus loin".

 

L'arme de la corruption et la création des milices

Comment expliquer que tant d'officiers de l'ANP (Surtout ceux du DRS et des forces spéciales, en fait) aient pu aller aussi loin dans la furie meurtrière et la violation de toute loi ? La méthode des généraux mafieux est simple: elle consistait à compromettre les officiers au maximum (les impliquant chaque jour un peu plus dans les exactions, de façon à ne plus pouvoir sortir de l'engrenage de la violence) ou à les corrompre (Octroi de commerces, primes, avantages divers, avancement dans le grade, envoi en poste à l'étranger…), de manière à ce qu'ils considèrent la défense du régime comme celle de leur propres intérêts. C'était un cercle vicieux qui condamnait tous les cadres à la solidarité avec leurs chefs criminels.

À partir de 1994, les généraux franchirent un nouveau pas dans l'affirmation de leur mode de gouvernance, s'inspirant de plus en plus clairement des procédés coloniaux, comme la création de milices, prétendument pour venir à bout du terrorisme. L'idée fut d'impliquer la population dans cette "sale guerre" en la poussant à réclamer des armes pour assurer la protection de ses hameaux et douars. Cette tactique obéissait à un plan bien pensé, car si la confrontation se limitait aux seuls protagonistes que sont d'un côté les généraux et de l'autre les islamistes, la société civile, utilisée comme cheval de Troie, finirait par découvrir les desseins réels de cette poignée de généraux soucieux d'imposer à tout prix leur volonté au peuple pour mieux se partager la rente.

Pour faire perdurer leur sale guerre, les généraux eurent l'ingénieuse idée de "copier" les méthodes de l'armée coloniale française et d'impliquer toute la population.

Depuis son application par le général Challe dans la guerre d'Algérie, la formation de milices s'inscrit dans un schéma de lutte antiguérilla classique. En 1957, l'armée française multiplia les unités de harkis, formées de musulmans algériens qui ont choisi par conviction, intérêt ou peur, la cause de l'Algérie française. En raison de leur proximité avec les combattants de l'ALN, ils parvinrent à affaiblir leur position dans les maquis. Les effectifs des "supplétifs" de l'armée étaient de l'ordre de 160 000 hommes, répartis entre "harkis offensifs" et "groupes d'autodéfense" de villages. En somme, nos généraux n'ont rien inventé, ils ont appliqué scrupuleusement les méthodes enseignées par leurs maîtres, et déjà mises en pratique lors de la guerre d'Algérie.

Les milices, qu'il s'agisse de "patriotes" ou des groupes de légitime défense, furent mises en place au printemps 1994 *(Crées officiellement le 23 mars 1994 par le colonel Salim Saadi, ministre de l'intérieur). Recrutés et payés sur le budget du ministère de l'intérieur, les éléments qui composent ces milices (80.000 au début, mais ce chiffre finira par doubler dans les trois années qui suivent leur création) sont placés sous l'autorité du secteur opérationnel de la wilaya (par  exemple SOAL pour Alger) qui lui dépendait du CCCLAS qui avait à sa tète le général Mohamed Lamari.

Les GLD, contrairement à leur appellation, ne sont pas exclusivement confinés  à la "légitime défense", ils participent aux ratissages, mènent des embuscades, et montent des opérations avec les troupes spéciales.

Les miliciens se sont transformés en supplétifs des forces spéciales et en agents de renseignement pour le DRS. Collectant les informations sur les habitants du quartier ou du village, de manière à remettre à jour les listings et les fichiers des services de sécurité.

Certains se montrent même entreprenants puisque la presse relèvera plusieurs cas où les GLD avaient dressé des faux barrages pour détrousser les citoyens.

Le pouvoir, grâce à cette mesure artificielle (création des GLD) a réussi a résorbé partiellement le chômage, de plus une partie de la jeunesse était directement contrôlée par l'armée et les services de sécurité et ne risquait pas de se dresser contre le régime.

Le terrorisme réglait paradoxalement les problèmes du pouvoir: confrontés au chômage de masse et à la fermeture des entreprises, les jeunes sans emploi se voyaient offrir un travail: celui de miliciens.
L'ANP se chargeait de la logistique et les services de sécurité s'occupaient de l'encadrement. Au nom de la défense de la République, les jeunes ainsi embrigadés pouvaient s'entre-tuer avec leurs frères montés aux maquis.

Mais loin de contribuer à ramener la paix et la sécurité, la multiplication des milices a amené un surcroît de violences. Un rapport établi par la Sécurité de l'armée (DCSA) et présenté en septembre 1997 à une réunion des principaux dirigeants militaires, en présence du président Zéroual, a souligné que 50 % des "faux barrages" attribués à de présumés islamistes se faisant passer pour des membres des forces de sécurité, et lors desquels des centaines de personnes avaient été massacrées depuis le début de l'année, seraient en réalité l'œuvre des milices anti-islamistes, dont certaines rançonnaient et parfois tuaient les civils avant d'imputer ces massacres aux GIA.

Ce rapport révélait en outre que de nombreux chefs d'unités des forces de sécurité maquillaient la mort de leurs soldats tués en service commandé en morts naturelles ou accidentelles, afin de présenter des bilans d'opérations triomphalistes.
Raconter tous les "exploits" des milices dans ce contexte d'injustice et d'impunité notamment à Boufarik (milice de Sellami), à Bouira (milice de Hadj El Mekhfi), prendrait trop de place, c'est pourquoi je me limiterai qu'au cas le plus connu.

Le cas de Hadj Ferguene, chef de la milice de Rélizane, dans l'ouest du pays, est éloquent. En 1996, Mohamed Smaïn, responsable local de la LADDH (Ligue algérienne de défense des droits de l'homme), a dénoncé publiquement l'existence de charniers à Rélizane et a accusé précisément Hadj Ferguene du kidnapping le 24 août 1996 d'un islamiste "repenti", de torture et de liquidation de plusieurs personnes, dont le gardien du garage d'une entreprise communale où ses victimes étaient détenues, torturées et assassinées.
Il l'a accusé également d'avoir été longtemps protégé (Et de l'être encore puisque c'est Mohamed Smaïn qui sera condamné pour diffamation à un an de prison ferme par la justice aux ordres) par de hauts responsables politiques et militaires locaux et nationaux, comme le général Mohamed Bekkouche, le wali Brahim Lemhal, ou l'ancien ministre de l'Intérieur Mustapha Benmansour, "à qui il a construit une villa de plus d'un milliard" selon Mohamed Smaïn.

La LADDH a protesté contre le fait que Hadj Ferguene n'a jamais été inculpé, qu'aucune plainte contre lui n'a réellement abouti, qu'il dispose toujours d'un logement dit de "sécurité". En avril 1998, Hadj Ferguene et Hadj El Abed (maire de Djidoua) ont été arrêtés après le dépôt de plaintes pour exécutions sommaires et extorsion de fond (on les accusait de plus de cinquante, voire soixante-dix assassinats), mais ils ont été remis en liberté douze jours plus tard.

 

La société civile embarquée dans l'aventurisme des généraux

Le colonel Mohamed Benabdallah qui était sous mes ordres en juin 1991 lors de l'administration de l'état de siège et qui dirigeait le centre "d'accueil" du Lido à partir de janvier 1992 (avant le transfert des islamistes vers les camps du sud) avait participé activement à la chasse aux intégristes ; il sera envoyé en 1995 en stage en Allemagne.

Étant en poste à Bonn, donc chargé du suivi des stagiaires de l'armée, je recevais cet officier régulièrement dans mon bureau qui ne se gênait pas de raconter ses "exploits", m'expliquant notamment que le regain de violence entre mars et juin 1993 était une réponse des militaires à l'attentat manqué contre le général Nezzar le 13 février 1993 à El Biar. Période au cours de laquelle ont péri Hafid Sanhadri membre du CCN (Conseil consultatif national, instance mise en place le 22 juin 1992 et présidée par Redha Malek qui suppléait l'absence d'un Parlement élu) et membre fondateur du CNSA (Comité national de sauvegarde de l'Algérie), Djillali Liabés, ex-ministre de l'Enseignement supérieur et directeur de l'INESG (Institut national d'études de stratégie globale ; il donnait également des cours à l'École de la sécurité militaire), Laadi Flici, médecin à la Casbah, membre du CCN, Tahar Djaout, directeur de l'hebdomadaire Ruptures, le professeur Boucebci (membre du comité pour la vérité sur la mort de Tahar Djaout), Mohamed Boukhobza, directeur de l'INESG qui avait remplacé trois mois plus tôt Djillali Liabés.

La "société civile" est entraînée malgré elle dans l'aventure et allait soutenir sans réserve l'action des militaires. A présent les représentants de la société civile  ont bien un motif valable pour s'opposer aux "fous de Dieu".
Qui avait intérêt à assassiner Laadi Flici, un médecin dont le cabinet était ouvert aux pauvres de la Casbah, Djillali Liabés, un homme très sérieux dont j'ai pu apprécier les qualités lors des conférences qu'il donnait soit à l'ENA soit à l'école de la SM ? Les écrits de Tahar Djaout dérangeaient-ils plus les islamistes ou les rentiers du système ? Comment un marchand de bonbons sur ordre d'un tôlier peut-il tuer un poète ? Est-il possible de croire que des terroristes  analphabètes et incultes (marchands ambulants, tôliers, …) soient en mesure d'apprécier ses écrits ?

La descente aux enfers venait de commencer, et ce n'est pas un hasard que lors de l'enlèvement-séquestration et libération (toujours mystérieuse) des trois fonctionnaires (Jean-Claude et Michèle Thévenot, et Alain Fressier) du consulat français à Alger du 24 au 31 octobre 1993, les ravisseurs remettaient un ultimatum aux otages intimant l'ordre aux étrangers de quitter l'Algérie. La "sale" guerre devait se dérouler à huis clos, sans témoins gênants et loin des regards des étrangers. Les GIA venaient d'être lancés dans l'arène pour imposer la peur, la mort et la désolation.

Un dossier complet sur cette affaire d'enlèvement rocambolesque des fonctionnaires du consulat français à Alger est disponible et peut être consulté sur le site du MAOL (Mouvement Algerien des Officiers Libres) ; la première organisation clandestine anti-islamistes  à se manifester sera l'OJAL dont les premières actions sont signalées dès novembre 1993.

Le colonel Mohamed Benabdallah m'avouera avoir accompli sa triste besogne à Blida, Béni Mered et Chebli. Les éléments qu'il commandait portaient des cagoules lors des opérations. L'OJAL n'a été active que durant les mois de mars et d'avril 1994 mais a laissé son empreinte à Blida, Médéa, Chleff, Boufarik,

Le colonel Benabdallah qui a prit part aux exactions au nom de l'OJAL, m'a aussi révélé que le commandement militaire a interrompu les représailles qu'il signait sous le nom de cette organisation , car certains officiers étaient réticents à la poursuite de cette sale besogne et que surtout le travail serait confié aux "patriotes" et aux membres des groupes de légitime défense que le commandement militaire a armé et encadré. L'armée ne serait ainsi plus directement impliquée dans les exactions de civils.

L'OJAL en tant qu'organisation n'a jamais existé. On ne peut pas parler d'un responsable ou de membres. C'est une création fictive du DRS, que la presse algérienne a amplifié en instrument sensé  faire peur aux islamistes ! On peut à la limite dire que le chef de l'OJAL c'est le général Mohamed Lamari, puisqu'il était le patron des CCLAS, qui regroupait justement les commandos-parachutistes et les éléments du DRS. Cet officier qui a fait partie des CCLAS, a en outre indiqué que si les islamistes ont commis de nombreux assassinats de personnalités politiques, l'armée en a aussi commis aussi, elle a, avait il dit: "riposté contre tous les journalistes, scientifiques, ou responsables qui apportaient un soutien à la cause intégriste".

 

A partir de des affirmations du colonel Benabdallah et avec les informations dont je disposais ou que j'ai pu recouper plus tard, pour moi il ne fait aucun doute que de nombreux meurtres de personnalités algériennes sont le fait de certaines structures de l'armée que je dénonce tout au long de cet ouvrage

Un autre cas de kidnapping inexpliqué, qui s'était produit durant la folie meurtrière des années 1992-1994 est sans contexte le cas de feu Mohamed Bouslimani, Président de l'association caritative El Islah oua El Irshad, qui, contrairement au cheikh Mahfoud Nahnah, a refusé de s'engager dans la politique, préférant se consacrer à l'éducation islamique. Son choix, qui prônait un Islam juste, tolérant et réconciliant était un danger pour les généraux du DRS qui avaient pour mission de ternir l'image de l'Islam pour justifier le combat qu'il mènent contre l'intégrisme.

Bouslimani, homme très respecté pour sa droiture, son honnêteté et son intégrité sera enlevé le 26 novembre 1993 de son domicile à Blida et sera retrouvé égorgé le 23 janvier 1994. Curieusement l'OJAL et le GIA (qui ne sont que les deux faces d'une même pièce car appartenant tous deux aux officines du pouvoir) revendiqueront son enlèvement. Autre mystère: en décembre, le journaliste Mohamed Salah Kousseih Elderwish a annoncé la mort de Bouslimani sur les ondes de MBC. Bien entendu aucune enquête ne sera diligentée et aucun assassin ne sera arrêté. Ce crime, comme tant d'autres, restera impuni.

 

L'évasion de Tazoult ou le basculement vers l'horreur

Le 10 mars 1994, une évasion spectaculaire de 1200 prisonniers destinée à renflouer et infiltrer les maquis islamistes a lieu à Tazoult au moment de la rupture du jeune. La complicité des services est évidente pour au moins deux raisons: d'une part, l'assaut a été donné par près de 300 "terroristes" et des dizaines de camions attendaient les "fugitifs", chose qui ne pouvait pas passer inaperçue dans une petite localité comme Tazoult ; et, d'autre part, ce bagne est réputé comme étant une forteresse d'où il est impossible de s'évader, et ce n'est pas la complicité du seul Bennoui - gardien qui a pris la poudre d'escampette avec les évadés ; qui peut tout expliquer. Le bagne de Tazoult était surnommé "Alcatraz" c'est dire la sévérité du régime carcéral de ce lieu dont Arezki Ait Larbi évoque la cruauté des surveillants insensibles à l'agonie des prisonniers ou Ahmed Mérah qui donne un aperçu dans son ouvrage L'affaire Bouyali, paru en 2000.

Plus tard, j'appris par le colonel Ali Benguedda dit "petit Smaïn" que parmi les fugitifs figuraient de nombreuses "taupes" infiltrées par le DRS. *(compte tenu du fait que la prison de Tazoult se trouve sur le territoire de la 5eme Région Militaire, il est fort probable que cette opération ait été planifiée par le colonel Hamoud Kamel, responsable du CRI de Constantine) et que cette évasion visait à peupler les maquis de repris de justice et de délinquants capables d'actes crapuleux, afin de "ternir" davantage l'image des GIA et d'inciter la population à se mobiliser derrière le régime, tout comme elle servait de catalysateur à la lutte fratricide "AIS contre GIA".

Le colonel Benguedda est un officier de moralité et d'intégrité douteuse, se comportant souvent en voyou, valet des généraux Toufik et Smaïn Lamari, plusieurs fois mis sur la touche et toujours récupéré par les responsables mafieux qui le protègent. Ancien responsable du bureau de sécurité de la SM à l'ambassade d'Algérie à Bonn en 1988, il fut également en poste en Namibie et en Afrique du Sud de 1992 à 1994. Sous directeur à la DDSE de 1994 à 1997 À partir de 1997, il assura les commandes de l'antenne du DRS à Paris, où il sous-traitait avec les services français pour le compte de son ami, le général Smaïn Lamari. Par respect pour les lecteurs et pour l'institution à laquelle j'ai appartenu, je m'abstiens de divulguer les secrets sur sa vie privée.

A  la même époque, d'authentiques groupes armés islamistes, dans la mouvance de l'ex-FIS, continuaient toujours à agir malgré les coups de la répression, et qu'ils avaient même réussi à s'unifier au sein de l'Armée islamique du salut, créée en juin 1994, tout comme le GIA, l'AIS (Armée islamique du salut) quoi qu'affiliée au FIS et ne s'attaquant qu'aux objectifs militaires, a aussi été infiltrée.

Contrairement au GIA, qui est une création des services (même si de nombreux vrais maquis ont pu exister), l'AIS, organisation issue de la "résistance à la dictature militaire" n'a été infiltrée qu'après la mutinerie de Tazoult.
Les émirs Mustapha Kartali et Youcef Boubras étaient des agents en contact avec le CTRI de Blida. Evidemment les "combattants" ne savaient rien de la manipulation et la seule chose qu'ils avaient en tète était: Le Djihad.

Le général Smaïn me vantait déjà en mars 1995 les effets de la "bleuite" qu'il a réussi à semer dans les rangs des islamistes. La suspicion avait fait des ravages tant dans les rangs du GIA que de l'AIS. Le moindre suspect était automatiquement égorgé. De plus le DRS aidait à la fois le GIA et l'AIS, pour que les deux organisations s'entretuent, fournissant des munitions, de l'armement, des moyens de liaisons, des médicaments. Le médecin du CPO Metizi se rendait même au maquis pour soigner les blessés. Cette tactique a permis l'élimination d'un nombre considérable d'islamistes.

Les CCLAS et les structures du DRS se surpassaient pour entretenir un  climat de la terreur.
Mensonges, intox, manipulation et répression furent le lot quotidien des algériens.

Pour étayer ses allégations, le colonel Benabdallah me rapporta des faits inédits tels la publication de faux communiqués attribués aux islamistes, imposant le couvre-feu à Blida, Médéa et Aïn-Defla à partir de 18 heures afin de permettre aux parachutistes qu'il commandait de pouvoir procéder aux rafles en toute impunité. Ses éléments déguisés en "islamistes" procédaient à des arrestations et des exécutions sommaires.

Ce qui se révéla exact puisque le 19 mars 1994 l'OJAL publie un communiqué dans lequel cette organisation clandestine menace de tuer vingt femmes portant le hidjab dans le cas ou une femme serait tuée par les islamistes. Le lendemain de la parution de ce communiqué, quatorze jeunes furent retrouvés assassinés et criblés de balles à Blida et ce, après une rafle nocturne des parachutistes qui faisait suite à l'assassinat de six policiers. D'ailleurs selon les témoignages de la presse, du 19 au 22 mars de cette année 152 cadavres de présumés islamistes ont été abandonnés dans les rues de Blida et de Oued Fodha (wilaya de Chleff).

Ce cycle infernal de la spirale de la violence était parfaitement entretenu. Le 11 avril 1994, cinq jeunes assassinés à Aïn-Naadja portaient sur leurs cadavres un message sur lequel était écrit: "C'est le sort réservé à ceux qui aident les terroristes." Qui est responsable de ces crimes ? On ne peut tout de même pas tous les imputer aux islamistes. S'il s'agissait de "dépassements" comme le général Nezzar l'affirme, y a-t-il eu sanctions ? Y a-t-il eu un officier supérieur traduit devant une juridiction militaire pour exactions ? Non ! Ces crimes étaient encouragés et planifiés pour entretenir le chaos et profiter de la situation.

 

GIA contre Air Algérie

Après avoir rendu service au pouvoir comme nous venons de le voir (élimination physique des principaux dirigeants de la mouvance islamique et des principaux opposants au pouvoir, terrorisassions de la population pour l'obliger au vote sécuritaire, abandon des terres fertiles de la Mitidja, ….), le GIA a aussi grandement participé à la mise en place de la libéralisation de l'économie notamment de certains secteurs stratégiques comme le secteur bancaire ou celui des transports.

La prise d'otages de l'Airbus d'Air France en décembre 1994 a fait que la totalité des compagnies étrangères ne desservent plus l'Algérie. Les quatre vols quotidiens assurés par Air Algérie au départ de la capitale française vers l'Algérie ne suffisent plus à la demande. La solution ?

Le gouvernement algérien promulgue en juin 1998 une loi libéralisant le transport aérien. Une loi passée inaperçue tant l'attention était détournée par les massacres du GIA et les attaques de la presse contre le général Mohamed Betchine (ces attaques visaient par ricochet surtout le président Liamine Zéroual, qui sera amené à annoncer sa démission quelques semaines plus tard, soit le 11 septembre 1998 lors d'un discours télévisé). Les plus intelligents sauteront sur l'occasion et exploiteront le filon. La suite, tout le monde la connaît, c'est l'apparition spontanée de multimilliardaires qui mettent la main sur l'économie du pays. Une politique de privatisation à outrance qui devrait accroître le fossé entre les nouveaux riches et la grande majorité de la population (la paupérisation touche déjà plus de 14 millions d'Algériens alors que les recettes des hydrocarbures avoisinent les 20  milliards de dollars).

Quelques questions seulement suffisent pour comprendre les desseins des décideurs. Pourquoi la compagnie Air Algérie n'a-t-elle pas profité du "vide" pour améliorer ses performances et intensifier son exploitation ? Ce qu'a fait un jeune manager sans expérience dans le domaine des transports aériens, ne possédant ni les pilotes, ni le personnel de maintenance, ni les hôtesses de l'air et les stewards, ni les infrastructures adéquates… n'était-il pas à la portée de l'État ? Pourquoi tout a été fait pour rendre la compagnie Air Algérie "obsolète ?"

Si l'on ajoute les problèmes liés à la réservation (il faut avoir du piston pour se procurer un billet alors que les avions décollent à moitié vide), aux retards et à la mauvaise qualité de l'accueil, nous comprendrons parfaitement qu'il s'agissait d'actes délibérés pour ne pas dire sabotage prémédité.

Par son action du 24 décembre 1994 (Détournement de l'airbus français) le GIA a grandement contribué à la privatisation de ce secteur. Les compagnies aériennes étrangères ne desservant plus l'Algérie a accru une demande que la compagnie Air Algérie avec une flotte vieillissante n'a pu satisfaire. Ceux qui étaient préparés à cette situation ont sauté sur le créneau.

Encouragé par le parrain Smaïn Lamari, B.M, Kaci Abdallah dit Chakib et beaucoup d'autres mettront sur pied une série de réseaux islamistes à l'Est d'Alger, Reghaïa, Aïn-Taya, Sid Ali Bounab, Benzerga, Eucalyptus…, où les "émirs" de quartiers s'illustreront par des actes de sabotage et de destruction massive. Au lieu d'affaiblir le régime, ces actes, au contraire, venaient en aide au gouvernement car:

- La destruction d'entreprises publiques endettées, improductives, déficitaires ou obsolètes allégeait le budget de l'État.

- Les mesures dictées par le FMI en 1994 passaient comme une lettre à la poste et évitaient aux forces de sécurité le recours à la répression des mouvements sociaux qu'auraient pu susciter les licenciements de personnels.

- Les travailleurs qui perdaient leur emploi se retourneraient contre les islamistes puisqu'ils étaient considérés comme les responsables de leur malheur.

- Le monopole de l'État dans les secteurs des transports, des produits pharmaceutiques, de la construction est redistribué au profit du secteur privé.

- Les ressources principales provenant à 95 % du secteur des hydrocarbures sont pour leur part étrangement épargnées par les actes terroristes tout comme les entreprises et hôtels privés des hauts dignitaires du régime.

Ces émirs sans formation théologique et sans aucune capacité politique, pour la plupart des délinquants "reconvertis" et d'anciens repris de justice servaient doublement le régime: d'une part, ils participaient inconsciemment à la liquidation des islamistes qui s'opposaient au pouvoir et, d'autre part, à s'entre-tuer pour le contrôle des "zones" qui leur étaient échues.

 

La peur doit changer de camps

A l'automne 1994, le problème numéro 1 du général Smaïn Lamari a été l' échec de sa stratégie d'isoler les maquis islamistes des soutiens de la population. Malgré les ratissages, les infiltrations et la répression sanglante il ne parvenait pas à bout d'une "insurrection" qui se voulait contrôlée dès le début. Le pays qui a traversé en 1994 une crise sans précédent, venait d'échapper à la banqueroute mais les travailleurs n'étaient toujours pas payés, les sociétés tournaient encore au ralenti, et  le terrorisme faisait rage sans discontinuer, car les islamistes pouvaient compter sur trois facteurs importants: le recrutement de jeunes "combattants" pour peupler de nouveaux maquis, un soutien populaire à l'intérieur du pays qui s'apparente à une logistique de guerre  et les filières à l'étranger qui organisent l'acheminent de l'armement .

Lui ayant organisé une rencontre avec le directeur du contre-espionnage allemand, le général Smaïn Lamari, habitué aux largesses (ou complicités ?)  de ses homologues français, et qui se croyait en "terrain conquis" n'hésita pas à réclamer le détachement en Allemagne d'un officier du DRS chargé de l'exploitation des enregistrements (écoutes téléphoniques) des islamistes suspects.
Sa demande n'ayant pas été satisfaite, le chef de la DCE a promis d'isoler les  islamistes de "leur milieu naturel" et de couper leur relais à l'étranger !

Ayant mis ses propos sur la colère et le dépit qui faisaient  la suite au refus des autorités allemandes de céder à son caprice, je n'avais pas mesuré sur la teneur de ses menaces. Ce n'est que plus tard que le puzzle fut reconstitué. "La peur doit changer de camps !" de Réda Malek  n'a pas était une phrase anodine. C'est tout un processus qui se développe autour de cette notion. 

Djamel Zitouni  venait d'être lancé pour fédérer et mater les maquis islamistes.  Puisque les islamistes n'ont pas été isolés de la population (leur milieu naturel), ce sera la population qui sera isolée des islamistes ! Ainsi commencèrent les grands massacres dans les fiefs supposés être les bastions des islamistes. L'accomplissement de ce travail sordide requérait des hommes de confiance, sur lesquels pouvait compter le général Smaïn.

La grande majorité des cadres dirigeants de la DCE sont d'anciens sous-officiers qui doivent leur carrière à Smaïn Lamari. Ils lui obéissent au doigt et à l'œil  sachant que leur sort est lié au sien.  Une fois impliqués dans les "sales" affaires (assassinats, enlèvements, tortures,…) il leur sera pratiquement impossible de se rétracter ou de faire marche arrière sous peine d'être éliminé physiquement. C'est ce qui explique aussi l'emballement de la folie meurtrière.

Cette même technique (choix d'officiers basé sur la compromission ou la confiance plutôt que sur la compétence, l'honnêteté ou l'intégrité) est également valable au niveau des commandements opérationnels, où seuls les officiers surs sont placés aux postes sensibles.

 

Epuration électorale

Dans ce contexte d'impunité il est important de relever que les grands massacres se sont produits dans une totale indifférence, aucun déplacement de personnalités sur les lieux des carnages. Aucune démission d'un responsable militaire, il est vrai que cette tradition ne fait pas partie des mœurs de nos responsables. Et puis tant que c'est le petit peuple qu'il crève !

Les massacres, comme tout le monde sait, ont eu lieu dans des zones bien définies considérées comme des bastions islamistes, là où le FIS a battu des records en termes de voix lors des élections de juin 1990 ou de décembre 1991. L'acharnement et la barbarie avec lequel ces crimes ont été commis laissent supposer que les auteurs de ces actes barbares, au delà de la volonté d'éliminer des opposants politiques, voulaient éradiquer jusqu'à la trace et la descendance de leurs victimes.

Les auteurs de ces massacres ont, dans la quasi totalité des cas, opéré avec une grande facilité, se déplaçant en grand nombre et défiant la vigilance des militaires, pourtant très présents dans les régions touchées.

Tout indique que si ces carnages n'ont pas été commandités par certains cercles de l'ANP, leur complicité est plus qu'une certitude, sinon comment expliquer leur passivité ?
A la question "On vous reproche de ne pas intervenir dans les massacres à grande échelle qui se passent à quelques pas de vos casernes", pour justifier les carences et l'inertie des forces de l'ANP, le général Khaled Nezzar n'a pas trouvé mieux que de répondre: "Mais comment voulez vous intervenir dans ce chaos ? On ne sait même pas qui est qui ?".

Voilà un exemple du laisser-aller et de l'abandon du petit peuple. Aurait-il eu la même réaction si c'était un quartier résidentiel ou le club des pins qui faisaient l'objet d'attaque par des hordes terroristes ?