AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França _______________________
La situation actuelle en Algérie est très grave sur tous les plans. L'Algérie n'a jamais connu un tel degré de pourrissement depuis son indépendance en 1962. La crise politique a pris une allure dramatique depuis le coup d'Etat de 1992, lorsque quelques généraux, « déserteurs » de l'armée française, ont confisqué le pouvoir. Cette confiscation de l'Etat et de ses institutions par un groupe minoritaire qui se place au-dessus de la Constitution et des lois de la République, a eu des conséquences désastreuses sur tous les plans. Le pouvoir présente la crise algérienne depuis l'annulation des élections législatives en janvier 1992 comme le résultat de la « menace islamique » qui met en danger le pays et ses institutions. Le régime veut faire croire à l'opinion publique nationale et internationale que c'est uniquement cet aspect qui oppose le FIS (Front Islamique du Salut) au pouvoir et qui constitue le nœud gordien de la crise qui ne peut être dénouée que par une approche sécuritaire et des pratiques policières. Mais cette présentation simpliste de bipolarisation de la vie politique ne trompe personne en Algérie. La réalité politique et sociologique en Algérie est bien plus complexe que cela. C'est pourquoi, certaines vérités méritent d'être rappelées et soulignées pour que soient correctement cernées les dimensions réelles de la tragédie actuelle ainsi que les enjeux de la partie qui se joue en Algérie et dont l'issue va déterminer l'avenir du pays. Je voulais écrire ce livre depuis longtemps, mais d'autres priorités, d'ordre académique notamment, m'en ont empêché. Le désir de rendre public mon témoignage et ma lecture des événements que j'ai vécus au cours de cette longue période devenait pressant depuis quelques années, lorsque la crise algérienne a pris une allure trop dramatique, en particulier depuis les massacres collectifs de 1997 et de 1998 qui m'ont bouleversé. Ce témoignage s'adresse au peuple algérien en général et aux jeunes Algériens en particulier, en espérant qu'il constituera une contribution certes modeste mais animée d'exemples vivants puisés dans la réalité pour donner un éclairage nouveau sur la nature de la tragédie algérienne. J'espère également que ce témoignage sans complaisance contribuera à approfondir le débat de fonds sur la nature du pouvoir algérien actuel, débat engagé et recherché par certains partis représentatifs et autonomes, pour permettre de dégager des voies et moyens en vue de mettre un terme à une crise politique qui a ruiné l'Algérie depuis le coup d'Etat de janvier 19921.
Autrefois, l'Algérie était glorifiée par son prestige acquis grâce à sa résistance au colonialisme français et à sa guerre de libération nationale, prestige relayé, après l'indépendance, par son rôle actif dans le monde et au sein du mouvement des pays non alignés : soutien à la cause palestinienne et à la cause vietnamienne ainsi qu'aux mouvements de libération en Afrique, dénonciation de l'apartheid en Afrique du Sud, etc. Certes, l'Algérie est indépendante depuis près de 38 ans. Mais, elle a été une colonie française pendant 132 ans. Entre 1830 et 1962, la colonisation de l'Algérie a été un processus permanent dominé par l'agression militaire, la répression politique, la violence juridique, l'oppression culturelle et la surexploitation économique au profit d'une minorité liée au pouvoir colonial. L'armée, la police, l'administration et l'école françaises ont contribué au cours de 132 ans à former des élites coupées du peuple algérien et liées au système colonial par toutes sortes de privilèges. 1992 pour s'étendre ensuite aux Algériens qui pensent ou agissent différemment des autorités. C'est une guerre que le pouvoir d'essence minoritaire mène contre son peuple. La violence ainsi décrétée par les éradicateurs a provoqué à son tour la création de maquis à partir de 1994 dont les actions visaient essentiellement des objectifs militaires. La violence et la répression de l'Etat ont ainsi contribué à générer la violence des islamistes. La violence alimente la contre-violence. Le déclenchement de la guerre de libération en novembre 1954 était porteur d'espoir. La Révolution était prometteuse. L'indépendance était supposée inaugurer une ère nouvelle mettant fin à l'oppression et permettre l'émergence de dirigeants et de cadres tournés vers l'avenir pour sortir l'Algérie de l'ignorance, de la maladie et de la pauvreté grâce à une politique de progrès économique et social au profit de la population, fondée sur la promotion de l'homme et celle des libertés et de la justice sociale. Notre livre ne concerne pas tous les « déserteurs » de l'armée française, mais porte plutôt sur une catégorie particulière de militaires algériens qui avaient exercé dans l'armée française et qui auraient été envoyés en mission auprès du FLN à Tunis par vagues successives en 1958, 1959 et en 1961. En effet, l'expérience de la guerre de libération nous a enseigné qu'il y a eu des « déserteurs », patriotes et dévoués, qui ont d'ailleurs exercé d'importantes responsabilités au sein de l'ALN comme, par exemple, Mahmoud Cherif (devenu membre du GPRA en 1958), Abderrahmane Bensalem (commandant de la zone opérationnelle nord aux frontières est entre 1960 et 1962) ou Abdallah Belhouchet (membre du conseil de la Révolution en 1965, chef de la 5ème, puis de la 1ère Région militaire entre 1964 et 1978 et chef d'état-major général entre 1986 et 1989). Il y a eu également un grand nombre de « déserteurs » qui ont rejoint l'ALN à l'intérieur en s'y intégrant parfaitement et qui ont prouvé leur dévouement et leur sacrifice sur le terrain et dont beaucoup sont tombés au champ d'honneur. Il y a eu, enfin, des « déserteurs » nationalistes et sincères encore en vie comme, par exemple, Mokhtar Kerkeb (chef de bataillon entre 1960 et 1962), Abdelhamid Latrèche (secrétaire général du ministère de la Défense entre 1971 et 1978), Saïd Aït Messoudène (plusieurs fois ministre sous Boumediène et sous Chadli) ou Abdennour Bekka (chef de bataillon entre 1960 et 1962 et ministre de la Jeunesse et des Sports sous Chadli). Tous ceux-là et bien d'autres sortent du champ de notre étude. 4 En fait, il s'agit de faux déserteurs. C'est ce qui explique la mise entre guillemets du mot déserteurs tout au long de cet ouvrage. Ce livre se veut un témoignage sur les phases charnières qui ont marqué l'évolution de l'Algérie entre 1958 et 2000. J'essaie de montrer comment, au cours de cette période, le groupe des « déserteurs » de l'armée française a profité des conflits qui ont secoué le FLN et l'ALN au cours de la guerre de libération et des différentes crises qu'a subies l'Algérie après l'indépendance et qui ont entraîné à chaque fois l'éloignement de responsables patriotes politiques et militaires et leur remplacement par des gens plus dociles. Ce dur constat ne réduira en rien le rôle déterminant joué par les dirigeants de la Révolution pour la réalisation de l'idéal nationaliste : l'indépendance de l'Algérie par la lutte armée. L'histoire retiendra en tout cas que des dirigeants comme Zighout Youssef, Krim Belkacem, Lakhdar Bentobbal, Abdelhafid Boussouf et Ab-bane Ramdane, pour ne citer que quelques-uns uns de ceux que j'ai connus, sont, malgré leurs divergences ou leurs appréciations différenciées d'ordre tactique ou conjoncturel et malgré les incidents de parcours, de grands hommes et de grands patriotes dévoués qui ont tous œuvré avec acharnement, endurance, constance et lucidité pour libérer l'Algérie du joug colonial. Cependant, le fait que l'Algérie ait accédé à l'indépendance dans un climat de crise grave opposant le GPRA à l'état-major général, a permis l'émergence des « déserteurs » de l'armée française au som
met de la hiérarchie militaire, notamment au sein du ministère de la Défense et de la Gendarmerie nationale (contrôlée entièrement par eux dès 1962) pour s'étendre aux secteurs stratégiques au fil des années. Les « déserteurs » et leurs alliés au sein des différents appareils vont s'atteler à organiser, progressivement, à partir du coup d'Etat de 1965 notamment, la substitution aux cadres patriotes et intègres, des cadres de la nébuleuse francophile au fil des années et au gré des événements. La Révolution a été pour moi la plus grande école. Je m'y suis résolument engagé dès 1955 à l'âge de 19 ans. Je suis toujours resté fidèle aux principes du 1er novembre 1954 et aux valeurs authentiques auxquelles le peuple algérien est profondément attaché : liberté, progrès, fidélité et justice sociale exercés dans un cadre ouvert et transparent et débarrassés de tout paternalisme, de tout autoritarisme et de toute bureaucratie. Je me suis toujours refusé à agir de manière fractionnelle, quelles que fussent les fonctions que j'ai exercées pendant la guerre de libération ou après l'indépendance. J'ai toujours placé l'intérêt général et l'idéal de justice sociale audessus de toute autre considération, malgré les tentations diverses et les entraves de toutes sortes, voire les menaces émanant des appareils pour neutraliser l'action de cadres patriotes, dévoués et connus pour leur droiture et leur esprit d'indépendance. Il est, en effet, très difficile pour un responsable politique honnête d'exercer correctement des fonctions gouvernementales, compte tenu des freinages et des obstacles dressés sur son chemin par les appareils, loin du militantisme dans lequel j'ai grandi et évolué. J'ai dû lutter âprement au cours de mes dix années de responsabilité gouvernementale. Je n'ai pas toujours réussi à faire adopter les réformes dont le pays avait tant besoin. Les résistances, les réticences, voire l'hostilité, étaient monnaie courante et prenaient des formes diverses. Depuis mon entrée au gouvernement en 1979 et dès la présentation des premiers dossiers en conseil des ministres, les enfants du sérail se sont mis à me coller des étiquettes de toutes sortes en fonction des circonstances à travers la rumeur publique pour me discréditer. C'est ainsi qu'en 1979 et 1980 on m'a traité de « rose », proche des communistes. Puis entre 1980 et 1981, au moment de l'élaboration et de la mise en œuvre des premières réformes relatives à la restructuration des entreprises publiques, à l'encouragement des investissements privés nationaux et étrangers et à la constitution d'entreprises d'économie mixte avec des partenaires étrangers, la rumeur me présentait comme un représentant des firmes multinationales. Entre 1982 et 1986, on m'a traité de « frère musulman », parce que je fréquentais la mosquée et surtout parce que cela coïncidait avec la montée de la mouvance islamique réprimée par les services de sécurité, alors que j'avais toujours fréquenté la mosquée avant 1982 et après 1986. Entre 1986 et 1988, lorsque j'ai défendu les intérêts de l'Algérie en m'opposant à certains gros contrats trop déséquilibrés, soutenus par Larbi Belkheir et son clan, celui-ci répandait la rumeur que j'étais pro-américain et que je possédais des hôtels aux Etats-Unis, alors que tout le monde savait bien que je n'ai jamais disposé d'aucun revenu en dehors de mon salaire. Les tenants du sérail ne reculent devant rien pour assurer la pérennité du régime. C'est ainsi, par exemple, que les événements d'octobre 1988 ont été organisés par les tenants du pouvoir pour sauver le régime et pour améliorer leurs positions respectives au sommet de la hiérarchie. Ces événements conçus et exécutés de manière machiavélique constituent une étape décisive vers le coup d'Etat de janvier 1992 qui a consacré le groupe des « déserteurs » de l'armée française et qui a ouvert une longue période de violence, de médiocrité et d'instabilité5. 5 A l'occasion de la polémique qui l'a opposé à Ali Kafi, le général Khaled Nezzar a reconnu publiquement en mars 2000, qu'il n'a jamais pensé que l'Algérie connaîtrait une situation aussi dramatique après l'annulation des élections législatives en 1992. Cette confession faite à la presse algérienne montre bien le niveau de la culture politique des « déserteurs » de l'armée française, devenus dirigeants sans partage de l'Algérie après leur coup d'État de janvier 1992. Si pour des dirigeants normaux « gouverner, c'est prévoir », pour les « déserteurs » gouverner c'est garder le pouvoir par la force et préserver des privilèges de toutes sortes en dehors de la légitimité populaire.
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