AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França
_______________________ I. PHASE PREPARATOIRE DU PASSAGE DU COLONIALISME AU NEOCOLONIALISME _______________________ Dès le début, le général De Gaulle était convaincu de l'avènement incontournable de l'indépendance politique de l'Algérie. Mais, il n'a épargné aucun effort pour briser le mouvement armé de libération nationale en renforçant considérablement le potentiel militaire offensif français. Les opérations de l'armée française les plus intenses et les plus féroces menées depuis novembre 1954 contre l'ALN et contre le peuple algérien notamment dans les régions montagneuses et les zones rurales avaient eu lieu sous le gouvernement De Gaulle. Il s'agissait de saigner l'Algérie profonde en la frappant dans sa substance. Cette stratégie a été présentée sous la dénomination séduisante de « l'Algérie algérienne » pour innover et se démarquer de celle de « l'Algérie française », défendue jusqu'alors officiellement par la France. Cette stratégie visait notamment à drainer les Algériens dans cette direction pour affaiblir, voire marginaliser le FLN. Notre analyse porte plutôt sur une catégorie particulière de militaires algériens qui avaient exercé dans l'armée française et qui auraient été envoyés en mission au FLN à Tunis par vagues successives entre 1958 et 1961, et que l'on appelait alors les « déserteurs » de l'armée française. Il ne s'agit pas de traiter, ici, tous les « déserteurs » sur un pied d'égalité. En effet, l'expérience de la guerre de libération nous a enseigné qu'il y a eu des « déserteurs », patriotes et dévoués, qui ont d'ailleurs exercé d'importantes responsabilités au sein de l'ALN.
Le concept de « l'Algérie algérienne »6, utilisé pour la circonstance par De Gaulle constituait la toile de fond, l'orientation, l'idéologie en quelque sorte et la couverture politique, pour ne pas dire l'emballage, de cette stratégie globale. Ni neutre, ni banal, ce concept, apparemment flatteur pour les Algériens était loin d'être inoffensif. Il désignait en vérité une politique néocoloniale qui visait essentiellement à maintenir l'Algérie dans le sillage de la France en la coupant de son amazighité, de son arabité et de son appartenance à l'Islam scellée par quatorze siècles. Il importe à cet égard de préciser au préalable la signification des concepts de « troisième force » et « d'Algérie algérienne » en rappelant le contexte de la stratégie de la France en la matière. avancés par différentes sources. Mais, il semble que le chiffre de 250 000 hommes soit réaliste7. Ce chiffre englobe aussi bien les militaires de carrière, les appelés « musulmans » d'Algérie, les supplétifs que les collaborateurs civils qui exerçaient des fonctions administratives ou qui constituaient des élites intermédiaires entre le pouvoir colonial et le peuple algérien qu'elles sont chargées d'encadrer. Dans ce cas, les collaborateurs civils et militaires de la France constitueraient naturellement l'armature d'un système politique rénové ainsi que les structures d'une Algérie nouvelle qui aurait opté pour « l'assimilation » ou « l'association » avec la France. Il s'agit en fait d'encourager l'émergence d'une « troisième force » qui serait équidistante des tenants de l'Algérie française et des défenseurs de l'indépendance de l'Algérie. Cette « troisième » force (élite politique, armée, police, administration) opposée au FLN et distincte des colons aurait pour tâche de perpétuer la domination de la France et sa présence en Algérie dans tous les domaines. Autrement dit, la gestion des affaires algériennes ne s'opérerait plus directement par la France, comme sous le régime colonial mais par l'entremise d'Algériens de tendance française constitués pour la circonstance en « troisième force ». 7 Cf. Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, p. 46 (Paris: Fayard, 1993). Ce concept, d'apparence banale et incontestable mais chargé de sous-entendus, est utilisé par De Gaulle, des hommes politiques français et les média au cours des deux dernières années de la guerre de libération. Ce terme suggère que la France soit prête à accepter à l'extrême limite l'indépendance politique de l'Algérie mais en essayant de la vider de son contenu. Cela signifie en particulier que la France ne tolérera pas que l'Algérie puisse recouvrer sa personnalité originelle fondée sur ses trois fondements indissociables : l'amazighité, l'arabité et l'Islam. C'est dans ce cadre que l'idée ne déplaît pas à la France de voir une Algérie formellement indépendante mais plutôt faible, vulnérable, extravertie et liée à la France dans des domaines stratégiques. 8 Guy Perville, Les étudiants algériens de l'Université française 1880-1962, cité par Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, op. cit., p. 63. Cela implique parallèlement la sauvegarde des intérêts économiques de la France après l'indépendance.
1.2. « La force locale » Le discours du général De Gaulle sur l'autodétermination de l'Algérie en septembre 1959 a permis au gouvernement français d'envisager, dès 1960, la création de la « force locale » à partir des supplétifs pour constituer « l'embryon de l'armée » c'est à dire le noyau dur de la future « Algérie algérienne »9. Ce n'est qu'en 1961 que le général Ailleret, commandant supérieur des forces armées en Algérie, adresse au ministre des Armées le projet de « la force locale ». 9 Michèle Salinas, L'Algérie au parlement (Toulouse: PHP, 1987), cité par Si Othmane, L'Algérie, l'origine de la crise, p. 142 (Paris: Dialogues, 1996).
1.2.1. Les harkis Les « harkas », unités de combat formées de « Français-Musulmans », ont été créées dès 1954. L'armée française a vite compris qu'elle a besoin des autochtones, compte tenu de leur connaissance parfaite du terrain, pour lutter efficacement contre l'ALN et le FLN. Le rôle des harkis est plutôt offensif. Ils sont chargés de recueillir des renseignements sur les activités du FLN et sur les mouvements de l'ALN pour localiser, puis attaquer des objectifs précis dans des régions considérées comme dangereuses pour l'armée française. Les harkis ont ainsi rendu un service énorme à l'armée française dans la lutte contre l'ALN. Mais force est de constater qu'ils ont été mal payés en retour. D'abord parce que la solde mensuelle d'un harki était fixée à 750 francs, niveau ridiculement bas en tenant compte des risques pris et en comparaison avec la rémunération des soldats français ou des légionnaires. Ensuite parce que, après le cessez-le-feu de mars 1962, les harkis ont été abandonnés à leur sort à la suite de la dissolution des harkas par l'armée française et du refus opposé par le gouvernement français à leur intégration dans l'armée française et/ou à leur « rapatriement » massif en France. Seuls 5% des harkis auraient été autorisés à partir définitivement pour la France14. Les autres sont invités à « organiser leur reconversion sociale » en Algérie où ils « pourront rester sous la protection de l'armée (française) pendant six mois à titre d'agents contractuels civils »15, soit à intégrer « la force locale ». Très peu se sont engagés dans l'armée française qui n'accepte au demeurant que des célibataires dans le cadre d'un quota bien déterminé. Ces différentes options résultant de la dissolution des forces supplétives ne concernent pas les harkis seulement, mais aussi les mokhaznis et les autres supplétifs. 10 Cité par Mohand Hamoumou, Et ils sont devenus harkis, op. cit., p. 115.
1.2.2. Les mokhaznis Dès 1955, l'armée française a décidé d'entreprendre et de développer des « activités psychologiques » au sein des masses pour soustraire les populations algériennes à l'influence du FLN. A cet effet, le général Parlange, en poste dans les Aurès, crée les premières Sections Administratives Spécialisées (SAS) pour établir un lien direct et multidimensionnel entre l'armée française et les populations16. Les SAS interviennent dans quatre domaines : 14 Cf. M. Hamoumou, ibid., p. 123. Officiellement, au 19 mars 1962, sur 225 000 supplétifs musulmans seuls 5000 potentiellement menacés sont autorisés à être « rapatriés » selon M. Hamoumou (ibid., p. 270). Mais, selon le même auteur, ce sont en fait 60 000 personnes qui ont quitté définitivement l'Algérie pour la France soit 27% des supplétifs, toutes catégories confondues (ibid., p. 123). • politique : il s'agit de « reprendre en main les populations et les mettre en confiance […] pour s'assurer leur appui de plus en plus effectif »17, encourager la recherche systématique de renseignements sur le FLN et l'ALN ; En 1956, il a été décidé de créer 680 SAS réparties dans 13 départements à raison d'une SAS par arrondissement. Le chef de SAS dispose d'un makhzen limité à 25 hommes. En mai 1961, on compte 661 SAS et 27 SAU (Section Administrative Urbaine : équivalent de la SAS dans les agglomérations urbaines) qui utilisent 20 000 moghzanis18.
1.2.3. Les groupes mobiles de protection rurale (GMPR) Les GMPR, devenus GMS (groupes mobiles de sécurité) en 1958, ont des missions de surveillance, d'intervention et de « maintien de l'ordre » dans des endroits insuffisamment couverts par l'armée française ou la gendarmerie. Ils sont également chargés de protéger certains édifices publics tels que les sièges des préfectures, des sous-préfectures et des mairies ou assurer la protection de certaines personnalités civiles. Les effectifs des GMS sont estimés à 10 000 hommes en 1962 selon Hamoumou. 17 Instruction ministérielle datée du 30 avril 1955 adressée au général Parlange, citée par Si Othmane, op. cit., p. 114.
1.2.4. Les groupes d'autodéfense (GAD) Les groupes d'autodéfense ont été mis sur pied pour protéger des villages, des mechtas ou des fermes contre d'éventuelles attaques de l'ALN. Ils sont également chargés d'empêcher les éléments du FLN et de l'ALN d'y pénétrer pour s'approvisionner ou recueillir des renseignements. Armés par l'armée française dont ils constituent le prolongement, les GAD sont par ailleurs utilisés « comme arme psychologique et politique contre les thèses du FLN »19. Les GAD ont été très actifs puisque leurs activités ont vite débordé leur mission défensive originelle. En 1962, leurs effectifs ont atteint 60 000 hommes.
Au total, on note que le nombre des miliaires et des supplétifs « Français-Musulmans » engagés aux côtés du pouvoir colonial varie entre 180 000 et 225 000 selon les sources en 1962. La réalisation de ce projet de « force locale », prévu par les accords d'Evian, s'est finalement traduite par la mise sur pied de près de 60 000 hommes prélevés sur les unités ci-dessus indiquées et choisis parmi des personnes « sûres » et fidèles à la France. Leur répartition se présente comme suit :
Ainsi après avoir échoué de briser le FLN et l'ALN comme prévu et de maintenir le statut colonial de l'Algérie, au prix d'une guerre des plus féroces de notre temps, la France procède froidement à l'adaptation de sa stratégie aux nouvelles conditions qui conduisent l'Algérie à l'indépendance. A cet effet, la France réussit à mettre en place une « force locale » de 58 000 hommes parmi ses collaborateurs qu'elle avait mobilisés auparavant contre leur peuple et auxquels elle confie le contrôle de l'institution la plus stratégique du pays et qui commande son avenir20. Pour concrétiser cette politique, la France avait lancé des actions précises tous azimuts. Dans
20 Mais la « force locale », conçue et mise en place en 1962 par le gouvernement français et dont le commandement était d'ailleurs resté en France, a été rejetée à la fois par l'étatmajor général de l'ALN et par le commandement de l'ALN de toutes les wilayate. Les pressions de l'ALN, unie sur cette question, ont été telles que les unités de la « force locale » se sont autodissoutes. Les soldats qui la composaient étaient rentrés purement et simplement chez eux en abandonnant le matériel militaire dans les casernes. Les officiers français et français-musulmans qui l'encadraient étaient retournés en France. Certains de ces officiers « français-musulmans » avaient rejoint l'ANP après l'indépendance de l'Algérie. Le projet de « force locale », combattu par l'ALN a donc été un échec total. le domaine militaire, il s'agissait d'encourager des « désertions » et des « ralliements » d'officiers algériens jeunes (fraîchement promus pour la circonstance) et moins jeunes servant dans l'armée française pour infiltrer l'ALN d'une part et, d'autre part pour les préparer à accéder au moment venu au commandement de l'armée algérienne après l'indépendance. Voyons cela de plus près dans le chapitre suivant.
2.1. L'infiltration de l'armée de libération nationale (1957 - 1962) Le ralliement à l'armée de libération nationale d'officiers, de sousofficiers et de soldats algériens exerçant dans l'armée française s'est opéré de diverses manières entre 1956 et 1962. 21 De nombreux soldats ou sous-officiers algériens ont déserté l'armée française et rejoint le maquis à titre individuel et ce, dès 1955. Ils ont combattu loyalement au sein de l'ALN. Beaucoup d'entre eux sont d'ailleurs tombés au champ d'honneur. Par contre, les ralliements individuels ou de groupes d'éléments algériens de l'armée française observés en 1957 et notamment à partir de 1958 s'opéraient non vers l'ALN, mais vers le FLN à Tunis pour entrer par la grande porte. Ceci répond à une stratégie précise de la France pour concrétiser sa démarche de « l'Algérie algérienne » en vue de maintenir l'Algérie, une fois l'indépendance politique acquise, sous domination française indirecte.
2.1.1. Objectifs des « déserteurs » algériens de l'armée française Nous n'allons pas aborder ici le problème des « déserteurs » algériens de l'armée française dans sa globalité, d'autant plus que ceux d'entre eux qui ont rejoint directement l'ALN ont prouvé leur attachement à la cause nationale et ont lutté avec abnégation pour l'indépendance de l'Algérie. Ce serait d'ailleurs long et fastidieux et ne changerait rien à la nature de notre problématique, à savoir, la question de l'infiltration de l'ALN décidée et planifiée par les autorités françaises pour perpétuer la domination française en Algérie. Il s'agissait de préparer les « déserteurs » de l'armée française pour contrôler et diriger la future armée algérienne après l'indépendance. Dans ce cadre, il est intéressant de noter la similitude de l'approche du gouvernement belge à l'égard du Congo, devenu plus tard Zaïre, et celle du gouvernement français vis-à-vis de la Révolution algérienne. La seule différence entre ces deux cas est que la Belgique avait réussi dès le départ à bien placer Mobutu, alors sergent. En moins de deux ans il a été nommé général, puis chef d'état-major de la jeune armée congolaise, poste qui lui avait permis d'éliminer d'abord le Premier Ministre Patrice Lumumba, puis de renverser Kasavubu, alors Président de la République. Quatre à cinq années avaient suffi au sergent Mobutu pour devenir chef d'Etat avec la bénédiction de l'ex-puissance coloniale. Quant aux aviateurs, les lieutenants Saïd Aït Messaoudène et Mehieddine Lakhdari, ils avaient rejoint respectivement Tunis en 1958 et Le Caire en 1957.
23 Il s'agit notamment de Slimane Hoffmann, leur porte-parole, Abdelmadjid Allahoum, Abdennour Bekka, Larbi Belkheir, Mostepha Ben Msabih, Abdemalek Guennaizia, Madaoui et Rachid Mediouni. Toute son intervention tournait autour de cette idée centrale. Premier à réagir à cet exposé introductif, je répondis que : Slimane Hoffmann, qui ne s'attendait apparemment pas à une telle réaction, s'empressait de justifier sa « désertion » et celle de ses collègues de l'armée française. « J'ai dû renoncer, dit-il, à mon salaire, à mon appartement, à ma voiture « Vedette » ainsi qu'à une belle situation au sein de l'armée française pour venir ici où je suis dépourvu de tout. C'est notre conscience qui nous a dicté ce sacrifice. » Je lui répondis que « le réveil de votre conscience a été bien tardif… Il y a d'ailleurs un déséquilibre flagrant entre votre renoncement aujourd'hui à certains avantages matériels et l'immensité des largesses et des privilèges que vous procureraient les postes stratégiques que vous comptez occuper au sommet de la hiérarchie militaire après l'indépendance. » Et de conclure, « nous ne pouvons accepter aucune alliance de ce type au détriment des intérêts supé rieurs de la Révolution et du peuple algérien. » Ainsi, le ton du débat a été donné dès le début de la discussion dans les deux camps. Les discussions furent houleuses. D'autres frères étaient intervenus de chaque côté par la suite dans un langage plus ou moins édulcoré avant de nous quitter, séparés par des convictions politiques opposées.
2.1.2. Le plan du commandant Idir ou l'offensive des « déserteurs » Le noyau dur du GPRA, le trio Krim Belkacem, alors ministre des Forces armées, Lakhdar Bentobbal, ministre de l'Intérieur et Abdelhafid Boussouf, ministre de l'Armement et des Liaisons générales, n'avait pas alors perçu le danger que pourraient encourir à l'Algérie de tels ralliements. Bien au contraire, ils avaient bien accueilli de telles désertions en espérant en tirer le meilleur parti. • Assurer une instruction militaire aux cadres et aux djounouds de l'ALN dans des camps d'instruction différents en prenant la précaution de séparer les officiers de leurs unités. L'école des cadres (située près du Kef) est réservée à l'instruction des officiers et des sous-officiers. Tandis que les camps d'instruction de Mellègue, de Garn Al Halfaya et de Oued Melliz, accueillent uniquement les djounouds. Pour assurer le succès de ce plan, ses promoteurs comptaient sur le premier volet indiqué plus haut. Le but de l'instruction militaire n'était pas tellement d'assurer une formation technique à des guerriers qui avaient déjà fait leur preuve sur le terrain mais de leur inculquer une mentalité de soumission (sous couvert de discipline sans faille) et un mode de vie qui contrastait avec leur comportement habituel de maquisards25. Il s'agissait en fait de mettre au pas des éléments considérés peu sûrs par les promoteurs de ce plan. 25 Citons à titre d'illustration l'exemple suivant. Le directeur d'école des cadres où j'étais officier instructeur en 1959 interdisait aux maquisards toute forme de fraternisation, y compris l'utilisation entre eux du mot « frère » ou « moudjahid » sous peine de graves sanctions. On leur assurait plutôt une formation de mercenaires fondée essentiellement sur la soumission et l'anonymat. Cette démarche déplaisait aux maquisards qui la rejetaient et avait créé une situation conflictuelle au sein de l'école des cadres. Pour le commandant Idir et ses acolytes, il s'agissait de réorganiser et d'encadrer les unités existantes de l'ALN, de renforcer ce potentiel militaire adapté à leur objectif en recrutant d'autorité parmi les réfugiés algériens en Tunisie et parmi les émigrés ramenés de France pour la circonstance. Il s'agissait, en un mot, de préparer sans plus tarder la mise en œuvre de leur stratégie de prise de pouvoir à terme. En effet, en disposant d'une armée moderne, bien équipée, bien armée, bien entraînée et disciplinée en dehors du territoire algérien, les « déserteurs » de l'armée française entendaient s'organiser à leur manière pour s'imposer au moment opportun à la direction du FLN et au GPRA. Le contexte polico-militaire semblait favoriser la concrétisation de l'idée séduisante de créer une armée moderne et puissante aux frontières de l'Est. Par ailleurs, la forte concentration des troupes françaises aux frontières, destinée à renforcer l'imperméabilité du territoire algérien et à isoler l'ALN de l'intérieur, poussait le trio Krim, Bentobal et Boussouf à considérer sérieusement l'idée de création d'une armée moderne aux frontières, mais pour des raisons différentes. D'une manière générale, l'amélioration de l'armement des unités de l'ALN stationnées aux frontières de l'Est dotées dès 1959 de mor-tiers 81mm, de bazookas et de canons 57mm et 75mm sans recul d'une part et l'utilisation d'officiers « déserteurs » (restés quelque temps sans affectation) pour encadrer ces unités sous un commandement unifié, centralisé et supposé compétent d'autre part confortaient le trio dans leur raisonnement. Mais, la mise en œuvre de ce programme conçu par le commandant Idir et les « déserteurs » de l'armée française s'est heurtée à de nombreux obstacles. 26 La ligne Morice et la ligne Challe constituaient des barrages électrifiés renforcés par un champ de mines anti-personnelles et par des réseaux de barbelés. Ces deux barrages ont été construits tout le long des frontières sur 300 km de la mer Méditerranée au Sud pour empêcher tout mouvement d'approvisionnement de l'ALN de l'intérieur en armes et en munitions à partir de la Tunisie ou du Maroc.
Globalement, l'opposition à ce plan se manifestait dans trois directions : • Les commandants de bataillon, comme par exemple, Abderahmane Bensalem, Salah Soufi, Chadli Bendjedid, Si Nouar et son adjoint Amar Chekkai et bien d'autres faisaient prévaloir l'autonomie des unités de l'ALN, leur fluidité, ainsi que l'esprit d'initiative pour mener à bien la guérilla. Car selon eux, seule la guérilla pouvait contribuer à affaiblir les troupes françaises concentrées le long des frontières et non la création d'une multitude d'unités lourdes alignées dans une guerre de position. D'autre part, leur méfiance vis-à-vis de ce plan provenait du fait qu'il était conçu à Tunis loin des réalités du terrain. Cette méfiance se justifiait d'autant plus qu'ils n'avaient pas été consultés. Ils redoutaient, en outre, d'être éliminés ou écartés du nouvel organigramme dont ils ignoraient avec précision le contenu. Ils ignoraient aussi tout des intentions réelles des auteurs de ce plan. Cette méfiance est renforcée par leur expérience dans une région connue pour l'instabilité de son encadrement et pour ses complots. • Ensuite, une dizaine de jeunes officiers maquisards sortis d'Académies militaires arabes s'opposaient à ce plan. Ces officiers étaient favorables à la modernisation de l'armée des frontières et à son renforcement mais basé sur le recrutement volontaire des djounouds, sur la mise en œuvre d'un programme de formation
militaire, politique et civique ainsi que sur la promotion d'officiers maquisards qui ont fait leur preuve. • Enfin, la mise en œuvre du plan Krim-Idir s'était heurtée sur le terrain à un large mouvement d'opposition des maquisards le long des frontières. En effet, le lancement d'un programme d'instruction militaire et les tentatives de réorganisation des unités de la wilaya I stationnées dans la zone frontalière Sud s'étaient traduites par un rejet total et par un mouvement de révolte contre les officiers « déserteurs » de l'armée française qui s'était répandu progressivement pour atteindre d'autres unités de la wilaya II et de la Base de l'Est stationnées dans la zone Nord. La vague de désobéissance avait été déclenchée par deux faits concomitants qui constituaient une étape préalable à la réorganisation des unités : d'une part, l'éloignement des officiers maquisards de la wilaya I de leurs troupes et d'autre part, l'obligation imposée aux unités ainsi décapitées de subir un stage d'instruction militaire assuré par des « déserteurs » de l'armée française. Plusieurs compagnies « prirent la crête »27. Le mouvement de désertion collective des camps s'accentuait au fil des semaines et des mois. La situation s'était tellement dégradée que Krim soutenu par Bentobal et Boussouf se rendirent dans la zone Sud des frontières pour persuader les maquisards de la wilaya I d'accepter l'instruction militaire dirigée par le capitaine Zerguini, « déserteur » de l'armée française. Les maquisards avaient décliné l'offre et persistaient dans leur refus28. La mission de Krim, Bentobal et Boussouf fut un échec. Mais Krim et son chef de cabinet Idir continuaient à défendre leur plan. C'est alors que Bentobal et Boussouf, plus sensibles aux réactions des maquisards et soucieux de préserver la cohésion de l'ALN, s'étaient désolidarisés de Krim et lui demandèrent de mettre fin aux fonctions du commandant Idir pour rétablir l'ordre aux frontières.
27 « Prendre la crête » est une expression utilisée à l'époque par les djounouds révoltés qui abandonnaient les camps où ils avaient été affectés pour se rendre au sommet des montagnes avoisinantes en en interdisant l'accès aux « déserteurs » de l'armée française et aux représentants des autorités officielles installées dans la capitale tunisienne. Quelques semaines plus tard, j'étais témoin d'un incident très grave qui mettait en cause l'autorité de Krim Belkacem, alors ministre des Forces armées. Par ailleurs, des actes d'insubordination contre les officiers « déserteurs » se multipliaient et se ressemblaient. Le cas de Zerguini, rejeté par les maquisards de la wilaya I, a été suivi par de nombreux autres cas. Citons en quelques uns. 28 Les effectifs des maquisards de la wilaya I dans la zone frontalière Sud représentaient près de trois bataillons en 1959. En fait, ces incidents fréquents illustrent les désaccords pro-fonds et sérieux entre les maquisards et les « déserteurs » de l'armée française sur le comportement de ces derniers au sein de l'ALN. 29 Intervenant dans la polémique qui a opposé Ali Kafi à Khaled Nezzar à la mi-mars 2000, Mohamed Boutella est venu à la rescousse de ce dernier en faisant l'éloge des « déserteurs » de l'armée française dans une interview publiée par le quotidien El Watan du 27 mars 2000. Ce qui est curieux, c'est que 50 ans après sa participation à la guerre du Vietnam, il se glorifie de sa lutte au sein des troupes coloniales françaises contre le vaillant peuple vietnamien qui combattait courageusement pour la liberté et l'indépendance. Il dit, entre autres, à ce propos : « J'ai fait la guerre du Vietnam pendant 27 mois, de 1950 à 1953, et j'en suis sorti avec les honneurs, puisque j'ai bénéficié de la Légion d'honneur que j'ai méritée car les faits étaient là et parlaient pour cela. » Dire cela en l'an 2000, pour soutenir que les « déserteurs » de l'armée française ont rejoint le FLN à Tunis (en 1958, 1959 et 1961) par nationalisme, illustre bien que ces gens là sont vraiment colonisés de la tête. Parmi les conséquences les plus néfastes des tentatives des « déserteurs » de « prendre en main » l'armée des frontières de l'Est, on note en particulier : • Le plan de réorganisation de l'armée des frontières avait détourné cette dernière pendant de longs mois des opérations militaires contre l'armée française qui avait alors profité de ce répit pour conforter ses positions le long des frontières. • Les rivalités claniques et tribales avaient été alimentées et aiguisées à dessein sur la base du principe « diviser pour régner ». • L'atteinte du moral des maquisards dont l'esprit combatif avait été troublé. • L'augmentation inquiétante du nombre des maquisards déserteurs, révoltés, et moralement démobilisés. • La méfiance des maquisards, officiers et djounouds, à l'égard du ministère des Forces armées et du GPRA s'est considérablement accrue en 1959. • L'expansion du pessimisme au sein des troupes. En un mot, les tentatives d'imposer un plan conçu et mis en œuvre par des « déserteurs » de l'armée française avaient eu des effets désastreux sur l'ALN des frontières et avaient profité à l'armée coloniale à tous les points de vue.
2.2. Réorganisation de l'ALN et luttes intestines au sommet La crise politique au sommet au cours de la période 1959 - 1960 a des origines lointaines. Sans remonter au déclenchement de la Révolution en 1954, le Congrès de la Soummam constitue un tournant important dans l'évolution du cours des événements qui ont marqué par la suite le FLN et l'ALN au sommet.
Krim Belkacem n'a cessé de conforter son rôle prépondérant au sein de l'ALN depuis le Congrès de la Soummam en 1956 où il a bénéficié du concours précieux de Abbane Ramdane. En effet, c'est Abbane avec le soutien de Ben Youssef Ben Khedda qui a été l'artisan de ce Congrès et l'architecte de la plate-forme de la Soummam. Le tandem Krim-Abbane a bien fonctionné jusqu'à 1957, à la veille de la session du CNRA tenue en août 1957. C'est alors que Krim abat ses cartes et œuvre pour devenir le numéro 1 de la Révolution. Il pense que l'élimination physique de Abbane Ramdane en décembre 1957 à laquelle il a été associé lui faciliterait ses visées31. 31 Au cours d'un entretien, Lakhdar Bentobbal, grave, solennel et soucieux, m'a affirmé (lorsque la mort de Abbane Ramdane, « officiellement » tombé au champ d'honneur, a été rendue publique) qu'un accord était intervenu entre lui, Krim et Boussouf pour mettre Abbane Ramdane aux arrêts en lieu sûr au Maroc. Mais, ce sont Boussouf et Krim qui ont pris la responsabilité de sa liquidation physique. Selon Bentobbal, le principal grief retenu contre Abbane résidait dans le fait qu'il voulait être le chef de la Révolution sans partage. Certes, la réunion du CNRA d'août 1957 a consacré le principe de la primauté de l'ALN, contrairement au Congrès de la Sommam qui avait adopté le principe de la primauté du politique sur le militaire et celui de l'intérieur sur l'extérieur. Désormais, ce sont les responsables militaires, notamment Krim, Boussouf et Bentobbal qui vont diriger l'ALN et le FLN de l'extérieur au nom de l'historicité et du ressourcement. Après la disparition de Abbane Ramdane, le triumvirat fonctionne plus ou moins bien. En 1959, le GPRA est en crise. En juillet, le triumvirat KrimBoussouf-Bentobbal convoque la réunion des colonels pour arbitrer les différends internes32. Au cours de la réunion marathon des 10 colonels, l'autorité de Krim a été affaiblie par ses deux collègues Boussouf et Bentobbal. Ceux-ci s'appuyaient sur les colonels qu'ils ont cooptés et qui leur sont fidèles à savoir Houari Boumediène, Ali Kafi et Lotfi (de son vrai nom Dghine Benali) pour contrer les visées hégémoniques de Krim qui dispose quant à lui du soutien de colonels cooptés par lui comme Said Mohammedi, Said Yazourène et Slimane Dhilès. 32 Connue sous le nom de « réunion des 10 colonels », cette réunion a regroupé outre le triumvirat, les chefs d'état-major Est et Ouest respectivement Mohammedi Said et Houari Boumediene, ainsi que les 5 chefs de wilaya à savoir Hadj Lakhdar pour la wilaya I, Ali Kafi pour la wilaya II, Said Yazourène pour la wilaya III, Slimane Dhilès pour la wilaya IV et Lotfi pour la wilaya V. Les 10 colonels reprennent leurs travaux et finissent par s'entendre sur le remaniement du CNRA où les militaires font leur entrée en force. Mais les candidatures des « déserteurs » de l'armée française proposées par Krim ont été rejetées avec force notamment par Bentobbal ainsi que les colonels Boumediène, Kafi et Lotfi, à l'exception de Bencherif qui avait au préalable rejoint l'ALN avant de partir pour la Tunisie où il a été désigné en 1959 commandant des frontières par Krim, alors ministre des Forces armées. 33 Yazid Benyezzar m'a mis au courant de cette affaire juste après avoir fait échouer le plan de Krim. Le nouveau CNRA désigné se réunit à Tripoli en décembre 1959. Mais avant de partir pour Tripoli et en raison du climat ten-du aux frontières Est, le commandant Ali Mendjeli laisse aux officiers le la Wilya II et à leurs unités stationnées aux frontières des consignes de vigilance et de répondre en cas de provocation de la part du commandement des frontières, dont l'intérim était assuré par le lieutenant Madani, adjoint de Ahmed Bencherif fidèle à Krim. Le CNRA apprend la nouvelle de l'arrestation des partisans de Krim par des officiers de la wilaya II. Impuissant sur le terrain et affaibli au CNRA, Krim voit s'éloigner les perspectives de prise en main de l'ALN et voit s'éclipser son rêve de devenir le chef suprême de la Révolution. • Le remaniement du GPRA où Krim est le principal perdant. Il perd le ministère des Forces armées et devient ministre des Affaires étrangères. • Le ministère des Forces armées est remplacé par le comité interministériel de la guerre (CIG) dirigé collégialement par Krim, Boussouf et Bentobbal et dont le secrétariat est assuré par Hadj Azzout, un fidèle de Boussouf. 34 J'ai été témoin de cet événement et assisté à l'interrogatoire de Madani par Benyezzar.
L'état-major général (EMG) a été formé sur un fond de crise. La crise politique au sommet, au niveau du GPRA et du CNRA, est accompagnée d'un mouvement quasi général d'insubordination et de désordre au sein de l'ALN des frontières Est comme cela a été indiqué plus haut. Dans ce contexte, la création d'un EMG semblait venir à point nommé. Ali Mendjeli semblait avoir une démarche globale cohérente, politique et militaire pour « sauver la Révolution ». Ceci semblait être sa principale préoccupation. Il ne semblait avoir ni jeu personnel, ni stratégie de prise de pouvoir. sein de l'EMG par Ahmed Kaid dit Slimane, devenait conscient de l'importance du rôle qu'il pourrait jouer dans l'avenir depuis la réunion des « 10 colonels » et celle du CNRA où le triumvirat a été affaibli par de nombreuses attaques dont notamment celles de Ali Mendjeli et de Ahmed Kaid. Dès son installation, l'EMG devenait un point de convergence de forces divergentes. L'EMG se voulait unificateur. D'une part, l'EMG s'appuyait sur les officiers maquisards. Ceux-ci redoutaient que ne se reproduise en Algérie le sort réservé aux maquisards tunisiens sacrifiés sur l'autel de l'indépendance par leur nouveau régime. Ces officiers de l'ALN n'avaient pas en effet confiance en le GPRA dont ils dénonçaient les déviations. Ils pensaient que leur liberté d'action devrait être préservée après l'indépendance pour assurer la continuité de la Révolution35. Nombreux étaient les djounouds et les cadres de l'ALN qui avaient peur que la Révolution soit détournée de son cours naturel, qu'ils seraient poursuivis et que les martyrs seraient trahis36. Conscient de l'importance de leur force et de leur représentativité, Boumediène répétait aux maquisards notamment juste après la création de l'EMG qu'il n'accepterait jamais que les moudjahidine algériens soient sacrifiés après l'indépendance comme en Tunisie37. 35 Le slogan de l'armée des frontières était à l'époque représenté par l'image du moudjahid portant le fusil en bandoulière et la pioche à la main, symbole de leur participation à la reconstruction de l'Algérie après l'indépendance. Le lieutenant Abdelkader Chabou qui avait la charge du camp « Zitoun » (les oliviers) près de Ghardimaou avait été promu membre du commandement de la zone nord en même temps que les officiers maquisards Chadli Bendjedid et Ben Ahmed Abdelghani. Nous verrons plus loin comment ces décisions d'affectation de « déserteurs » au plus haut de la hiérarchie de l'ALN prises en 1960 auront été fatales pour l'Algérie après l'indépendance, et notamment après le coup d'Etat de janvier 1992 qui avait plongé l'Algérie dans un bain de sang et dans une crise multidimensionnelle ramenant le pays 30 ans en arrière. Après l'affectation des « déserteurs » à ces différents postes sensibles, l'EMG avait chargé les membres du « bureau technique », à savoir Zerguini, Hoffmann et Boutella auxquels ils m'avaient adjoint, de procéder à la réorganisation des unités de l'ALN en bataillons et à la formation de compagnies lourdes, l'équivalent des bataillons mais dotées d'armement lourd. Cette réorganisation obéissait à un organigramme préalablement approuvé par l'EMG. 38 Les plus actifs de ces officiers étaient (par ordre alphabétique) Abderrezak Bouhara, Abdelhamid Brahimi et Abdelaziz Kara. Nous avions mis en garde Boumediène, Mendjeli et Kaid du danger de confier des postes sensibles de responsabilité à des « déserteurs » de l'armée française. Mais en vain. Chaque bataillon (ou chaque compagnie lourde qui en est l'équivalent) est formé sur un site proche de son rayon d'action en présence de Boumediène et de Mendjeli39. Les frontières Est sont divisées en deux zones : « la zone opérationnelle Nord » dont le commandement est confié à Abderrahmane Bensalem secondé par Mohamad Ben Ahmed Abdelghani, Chadli Bendjedid et Abdelkader Chabou. « La zone opérationnelle sud » a été confiée quant à elle à Salah Soufi avec deux adjoints Said Abid et Mohamed Alleg. 39 Une opération similaire s'opérait en même temps aux frontières Ouest sous la direction de Ahmed Kaid. En effet, l'EMG avait mis tout son poids dans la balance pour unifier les troupes et mettre sur pied une armée moderne, bien entraînée et bien équipée en la préparant (nous ne l'avions compris que plus tard) pour ainsi dire à prendre le pouvoir après la proclamation de l'indépendance. contribuer à améliorer les performances de l'armée sur le terrain sans risque aucun pour la Révolution. Le rétablissement de l'ordre et de la discipline devait primer sur toute autre considération, estimait alors l'EMG. Les djounouds qui désertaient leurs unités pour un certain temps puis revenaient ainsi que les homosexuels étaient condamnés à mort et exécutés. Par ailleurs, l'EMG introduisit une grande rigueur dans la gestion des finances et de l'approvisionnement de l'armée.
La réorganisation de l'ALN aux frontières par l'EMG avait eu, incontestablement, un impact globalement positif sur le moral des troupes et sur leur combativité. L'ordre et la discipline ont été restaurés. On a amélioré l'état de l'armement ainsi que l'approvisionnement des unités combattantes. On a introduit davantage de ri Aux frontières algéro-tunisiennes, les effectifs de l'ALN avaient atteint 16 000 hommes, organisés en 23 bataillons et 5 compagnies lourdes renforcés en 1961 par des groupes autonomes dotés de canon 87 mm de longue portée et de mortier 120 mm. Aux frontières algéro-marocaines, les effectifs de l'ALN ne dépassaient pas 8000 hommes à la veille de l'indépendance. Aux unités de combat s'ajoutaient d'autres structures telles que le commandement des frontières (CDF) (intendance, action sociale), le commissariat politique (dont le siège était situé au quartier général de l'EMG), les centres d'instruction militaire, les transmissions, la Sécurité militaire, etc. 40 Rapport au Sénat, 13 octobre 1961 cité par Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalités, page 265 (Paris: Jeune Afrique, 1980). En même temps qu'il consolidait la force dont il disposait aux frontières, l'EMG entendait étendre son autorité aux wilayate de l'intérieur. Là, il s'était heurté au refus du comité interministériel de la guerre (CIG). Forts de leur autorité au sein du GPRA et sur les wilayate (dont les chefs cooptés avaient été désignés par eux), Krim, Boussouf et Bentobbal pensaient limiter la compétence et le commandement de l'EMG aux seules troupes stationnées à l'extérieur. Le conflit s'aiguisait à ce propos entre le CIG et l'EMG au fil des mois. Le CIG entendait rester maître de la situation tant dans le domaine politique où il disposait de l'appui du GPRA que dans le domaine militaire où Krim, Boussouf et Bentobbal continuaient de contrôler la plupart des wilayate. Le ton montait entre les deux instances, chacun restant sur ses positions. C'est ainsi que le CIG mit l'EMG au pied du mur en lui ordonnant de rentrer en Algérie avant la fin du mois de mars 1961. L'EMG se trouvait dans une situation contradictoire où, d'une part, il voyait son autorité limitée à l'ALN de l'extérieur à l'exclusion des wilayate et où, d'autre part, il recevait l'ultimatum pour rejoindre le maquis et de diriger l'ALN de l'intérieur du pays. Le piège semblait trop gros pour l'EMG. C'est alors que le bras de fer s'engagea entre les deux instances. L'EMG confirma le maintien de son quartier général à Ghardimaou, aux frontières algérotunisiennes. La course au pouvoir était désormais ouverte entre les membres de l'état-major général et le triumvirat Krim, Boussouf et Bentobbal. Les désaccords entre l'EMG et le CIG se succédaient et concernaient notamment l'augmentation du potentiel militaire de l'ALN à l'intérieur et aux frontières, l'approvisionnement en armement, le volume des contributions financières destinées à l'ALN, les modalités de distribution de l'aide internationale destinée aux réfugiés algériens qui se trouvaient dans les régions frontalières etc. En un mot, les différends entre les deux instances portaient tant sur l'approche que sur les modalités de mise en œuvre des décisions du CNRA relatives au renforcement de l'ALN et de la Révolution. C'est dans ce contexte qu'intervint un incident qui allait cristalliser les antagonismes en faisant monter la tension des relations entre l'EMG et le GPRA. En effet, en juin 1961, l'ALN abattit un avion français au-dessus du centre d'instruction de Oued Mellègue où il opérait une mission de reconnaissance et a fait prisonnier son pilote. Le GPRA ordonna à l'EMG de remettre le pilote arrêté aux autorités tunisiennes. L'EMG refusa d'obtempérer et essaya de gagner du temps en répondant que le pilote était mort. Le gouvernement tunisien soutenu par le GPRA menaça d'intervenir militairement contre l'ALN si le pilote ne leur était pas remis mort ou vivant. Devant l'insistance du CIG, Boumediène (qui gardait encore prudemment à ce moment là de bons rapports avec Boussouf, son ancien patron) prit seul la décision de remettre le pilote prisonnier sans avoir consulté ses collègues les commandants Mendjeli et Kaid. Ces deux derniers avaient demandé à Boumediène des explications sur son geste. Cet incident mit au grand jour la différence d'approche au sein de l'EMG. D'un coté, Boumediène, prudent, calme et fin calculateur, voulait éviter un affrontement avec le GPRA et ménageait Boussouf et Bentobbal. De l'autre côté, Ali Mendjeli et Kaid Ahmed, bien que de caractères différents, avaient un tempérament ardent, combatif et fougueux et ne craignaient pas la confrontation avec le GPRA. C'est ainsi qu'une campagne contre le GPRA avait été lancée par l'EMG dans deux directions. D'abord au niveau de l'armée. Le commandement des deux zones opérationnelles Nord et Sud ainsi que tous les chefs de bataillon étaient informés de l'ampleur de la crise entre l'EMG et le GPRA. Celui-ci était accusé d'avoir porté atteinte au moral de l'armée en l'humiliant. Le GPRA avait été également dénoncé pour avoir marqué sa déférence au gouvernement tunisien dans l'affaire du pilote français tout en s'éloignant d'une manière générale de la Révolution par son comportement et son embourgeoisement. L'EMG avait réussi à mobiliser les responsables de l'armée des frontières dans un élan de solidarité et d'unité contre les visées jugées déviationnistes du GPRA. D'autre part, une campagne de même nature avait été menée dans les milieux des réfugiés algériens pour saper l'autorité du GPRA. On avait noté au cours de cette réunion que Boumediène, portant des lunettes noires dans une salle plutôt sombre, s'était contenté d'ouvrir la séance en prononçant quelques mots sur un ton particulièrement grave avant de passer la parole à Mendjeli41. Celui-ci, dans un long discours fougueux, dénonçait les agissements du GPRA jugés contraires aux intérêts supérieurs de la Révolution en s'appuyant sur des arguments précis et selon un enchaînement logique pour illustrer la volonté du GPRA d'affaiblir l'ALN et sa direction. Depuis lors, les relations entre Boumediène et Mendjeli devenaient tendues. Mais tous deux avaient réussi à éviter un conflit ouvert. Seuls quelques intimes étaient au courant de leur divergence. Ali Mendjeli paiera cher plus tard ses prises de position. En effet, Boumediène s'en débarrassera au lendemain de l'indépendance, alors qu'il était membre de l'EMG, en le proposant à son insu comme candidat à l'Assemlée Constituante au Bureau Politique du FLN, chargé de préparer les élections législatives de septembre 1962. C'est ainsi que Ali Mendjeli s'était trouvé député malgré lui. 41 Ali Mendjeli me confiera plus tard que les discussions entre les membres de l'EMG, avant la réunion avec les chefs de bataillon, avaient été houleuses. Ils ne partageaient pas les mêmes vues sur le conflit qui les opposait au CIG. Cette divergence créait entre eux un point de désaccord. Les pressions de Mendjeli, révolutionnaire convaincu, rigoureux et austère, et celles de Kaid, fougueux et impétueux, exercées sur Boumediène avaient été telles que ce dernier en avait pleuré.
2.2.4.1. Le contexte des négociations avec la France Il convient de rappeler qu'avant les négociations amorcées avec le FLN en juin 1960 à Melun, la France avait renforcé considérablement son potentiel militaire en Algérie depuis 1958 et mis tout en œuvre pour « anéantir » l'ALN. Mais, après une guerre farouche et sans merci menée notamment depuis son arrivée au pouvoir, le général De Gaulle se rendait finalement compte, en 1960, que malgré sa supériorité militaire et sa puissance de feu infernal l'armée française ne pouvait remporter une victoire militaire sur l'ALN. De Gaulle voulait sans doute essayer l'option militaire jusqu'au bout pour montrer aux généraux qui l'avaient ramené au pouvoir les li-mites de leur politique extrémiste et colonialiste pour lui substituer une politique néocoloniale afin de préserver les intérêts à long terme de la France. Car cette guerre avait une dimension politique et éminemment populaire. En effet, si du côté français on se battait pour la survie du système colonial dans cette région du monde, du côté algérien on se battait pour arracher l'indépendance et la liberté et pour vivre dans la dignité et la justice. Sur le plan international, le GPRA enregistrait des succès et bénéficiait du soutien diplomatique, politique, militaire et humanitaire (aide aux réfugiés algériens en Tunisie et au Maroc) des pays arabes, de nombreux pays non-alignés, de la Chine, de l'URSS et des pays de l'Europe de l'Est.
Le général De Gaulle avait alors tenté de renforcer en Algérie la « troisième force » que différents gouvernements français ont encouragée avant lui. Il s'agissait d'un mouvement politique destiné à diriger le pays en marginalisant le FLN. Cette « troisième force » (sur laquelle nous reviendrons plus bas avec plus de précisions) devait être constituée d'Algériens proches de la France et hostiles au FLN et devait avoir pour tâche la mise en œuvre d'une politique « d'association entre l'Algérie et la France ». 42 Il est curieux de noter à ce propos que c'est uniquement en juin 1999 que le Parlement français a reconnu le caractère de guerre à ce qu'ils appelaient jusque là « les événements d'Algérie ». • Création d'une armée, appelée « force locale » avec 40 000 hommes encadrés par des officiers et sous-officiers algériens encore en service dans l'armée française en 1962 et par des officiers français servant au titre de la coopération technique. • Le maintien sous le contrôle de l'armée française de la base de Mers el-Kébir pour une période de 15 ans ainsi que celle de Ain-Akker pour la poursuite des expériences nucléaires françaises. • Le maintien de l'appareil administratif en place constitué de 80 000 fonctionnaires dont 65 600 Français et 14 400 Algériens qui avaient bénéficié de la promotion sociale depuis Lacoste (1956). • Le maintien du libéralisme économique et le respect des intérêts et des privilèges de la France tels qu'ils existaient à l'indépendance. Le nouveau pouvoir algérien était tenu de poursuivre la mise en œuvre du Plan de Constantine conçu en 1959 dans une perspective coloniale. • Le maintien de la prééminence de la langue française et la promotion de son développement au détriment de la langue arabe. • Le respect des particularismes ethniques, linguistiques et religieux des Européens qui auront jusqu'à 1965 le choix entre la nationalité algérienne et la nationalité française. • La mise en place d'un « Exécutif provisoire » chargé de gérer les affaires publiques pendant la période intérimaire, entre la date d'entrée en vigueur du cessez-le-feu en mars 1962 et celle de l'organisation du référendum d'autodétermination en juillet 196244. 43 Pour plus de précisions, cf. Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalités, op. cit., pp. 293,
323. Au cours d'une réunion des commandants de bataillons et de compagnies lourdes organisée par l'EMG, le commandant Ali Mendjeli, membre de la délégation algérienne aux négociations d'Evian, parlait de capitulation et accusait le GPRA de vouloir liquider l'ALN. Il considérait que les concessions faites à la France sur le plan économique, militaire et culturel étaient inadmissibles parce qu'elles hypothéquaient lourdement l'indépendance et la minaient. L'EMG estimait que le GPRA avait trahi la Révolution non seulement parce qu'il avait accepté de telles concessions mais aussi parce qu'il voulait établir un régime bourgeois, de type capitaliste et pro-français, après la proclamation de l'indépendance. Pour les membres de l'EMG, ils se considéraient comme responsables ès qualité de l'ALN, y compris les wilayate. Ils disposaient en tout cas d'une force de frappe considérable à savoir l'ALN des frontières est et ouest dont les effectifs atteignaient 24 000 hommes en 1962. Mais les membres de l'EMG ne s'arrêtaient pas aux seules considérations militaires. Ils voulaient aller plus loin en s'engageant dans la compétition politique. Ils avaient tenté pour cela d'organiser une alliance avec Ben Bella, Boudiaf, Ait Ahmed, Khider et Bitat, alors en prison, pour compenser le manque de légitimité historique qui leur faisait défaut. L'EMG dépêcha, à cet effet, Abdelaziz Bouteflika au Château d'Aunoy pour exposer aux chefs historiques détenus, membres du GPRA et du CNRA, le point de vue de l'EMG sur la nature de la crise et sur les moyens de la résoudre. L'EMG proposait pour cela la création d'un Bureau Politique du FLN et l'élaboration d'un programme politique. Ben Bella, Khider et Bitat adoptaient la démarche de l'EMG. A l'inverse Boudiaf, allié de Krim, ainsi que Aït Ahmed la rejetaient45. C'était dans ce contexte que l'alliance entre Ben Bella et l'EMG s'opéra. Cette alliance permettait à Boumediène de disposer d'une couverture politique de poids pour triompher du GPRA et préparer les conditions de prise de pouvoir après la proclamation de l'indépendance. Conscient de sa force militaire et de l'impact politique de son alliance avec Ben Bella, l'EMG se disait prêt à s'opposer après l'indépendance à la mise en œuvre des dispositions des accords d'Evian qui étaient en contradiction avec les principes de la Révolution. La crise politique déjà grave avait été compliquée par le fait que les dirigeants du FLN, membres du GPRA, de l'EMG, et du CNRA appartenaient à deux courants de pensée contradictoires. Les uns, comme Ferhat Abbas (et ses amis de l'ex-UDMA), Benkhedda (et ses amis les centralistes), Krim, Boussouf et Bentobbal ainsi que d'autres chefs historiques étaient influencés par le mode de vie occidental caractérisé en particulier par la laïcité, l'individualisme et le libéralisme économique. L'appareil du FLN et du GPRA, contrôlé par le triumvirat, était entre les mains des francophones. 45 Pour plus de détails sur cette question cf. M. Harbi, op. cit., pp. 295-297. Mais, l'appartenance à l'un ou l'autre courant n'avait pas empêché des alliances tactiques entre les tenants des deux courants de pensée. En choisissant le camp du plus fort dans une crise cruciale qui opposait l'EMG et le GPRA sur des questions idéologiques, politiques et culturelles, les « déserteurs » de l'armée française réussissaient à occulter leur attachement viscéral à la France en s'abritant derrière la ferveur et le langage révolutionnaires. Leur but de faire oublier leurs origines et leurs attaches et de devenir chefs de l'ALN à part entière avait été atteint au plus fort de la crise entre l'EMG et le GPRA. Le fait que les membres de l'EMG étaient essentiellement préoccupés par leur destin avait facilité leur intégration dans l'armée de libération nationale. Ainsi donc s'acheva pour eux la phase de l'infiltration de l'ALN. Restait la prise du pouvoir. Celle-ci ne pouvait se concevoir qu'en s'abritant derrière Boumediène en attendant... Comme la nouvelle stratégie néocoloniale de la France repose sur un projet global, le gouvernement français ne s'est pas limité à organiser l'infiltration de l'ALN au plus haut niveau par des « déserteurs » de l'armée française (futurs chefs de l'armée algérienne) et à mettre sur pied une « force locale » (noyau de la future armée algérienne). Les autorités françaises se sont également attelées à « algérianiser » à leur manière l'administration coloniale et à organiser la dépendance économique de l'Algérie pour assurer la pérennité de la présence française après l'indépendance.
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