AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França
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I. PHASE PREPARATOIRE DU PASSAGE DU COLONIALISME AU NEOCOLONIALISME
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3. L'Organisation de la dépendance dans l'administration et dans l'économie
Après avoir examiné plus haut comment la France a miné l'armée algérienne avant même sa création et longtemps avant la proclamation de l'indépendance de l'Algérie, nous allons voir dans ce chapitre comment le gouvernement français a organisé la dépendance de l'Algérie à l'égard de la France dans les domaines non moins stratégiques de l'administration et de l'économie.
3.1. « L'algérianisation » de l'administration coloniale
Entre 1958 et 1961, la France s'est lancée dans l'organisation de l'administration algérienne sur le triple plan national, préfectoral et communal en affectant parcimonieusement dans ses rouages des « Français-Musulmans » acquis à sa cause et promus à des tâches de conception et de décision aux côtés des Français pour garantir la pérennité de sa présence en Algérie.
Mais, avant d'examiner comment l'administration coloniale a été adaptée comme appareil au service de « la troisième force » dans le cadre du projet français de « l'Algérie algérienne », il convient de rappeler très brièvement le contexte dans lequel des « réformes » ont été opérées pour sauvegarder les intérêts stratégiques de la France dans l'Algérie indépendante.
3.1.1. Rappel historique
Jusqu'au déclenchement de la guerre de libération, l'administration algérienne était évidemment de type colonial. Son accès aux Algériens, très restreint par ailleurs, se limitait aux tâches subalternes et d'exécution. Les fonctions de conception et de décision étaient strictement réservées aux Européens. Le mode d'administration consistait non pas à être au service des administrés, mais plutôt à surveiller les populations indigènes, à établir des rapports avec les tribus, à recueillir des renseignements de toutes sortes en vue de les contrôler et d'assurer la domination française dans toutes les régions du pays.
Les élections, lorsqu'elles ont lieu, ne reflétaient nullement le libre choix de la population. La période coloniale est caractérisée par la confiscation de la volonté populaire par l'administration. Les élus locaux ou nationaux, à l'exception des nationalistes, sont considérés comme des « béni-oui-oui », des serviteurs dociles et dévoués de l'administration au cours de la période coloniale. Jus-qu'à 1956, le quadrillage de l'Algérie a été assuré par des communes de plein exercice et des communes mixtes. Les communes de plein exercice sont créées dans des régions à forte population européenne sans que celle-ci soit nécessairement majoritaire. Leur nombre a atteint 325. Elles fonctionnent comme des conseils municipaux puisque leurs membres sont « élus ». Le mode d'élection ainsi que les pratiques frauduleuses de l'administration devenues légendaires correspondent plutôt à la désignation des « élus » par l'administration.
Quant aux communes mixtes dont le nombre atteint 84 en 1956, elles sont créées dans le reste du pays où la population musulmane est très importante, et sont gérées non par un conseil municipal « élu » mais par un administrateur civil. Placé sous la tutelle du sous-préfet, l'administrateur civil dispose de pouvoirs très étendus. Ses décisions sont irrévocables et sans appel. Il désigne les caïds chargés d'encadrer la population. Le rôle du caïd est « d'assurer dans son douar des fonctions de commissaire rural qui consistent essentiellement à la fois à informer, à surveiller et à prévoir », comme le note la circulaire du Secrétaire Général du Gouvernement adressée aux préfets après le 1er novembre 195447. Le rôle néfaste des caïds dans la gestion des affaires « indigènes » a toujours été rebuté par les populations. Celles-ci, sujettes à des corvées de toutes sortes, ont constamment été victimes de pratiques caïdales illicites, injustes et oppressives. La corruption et l'enrichissement sans cause sur le dos des administrés sont les principales caractéristiques de la cupidité des caïds. A la veille de l'indépendance, il y avait autour de 1300 caïds.
47 Circulaire citée par M. Hamoumou, op. cit., p. 108.
Au total, on constate que, jusqu'au début de la guerre de libération, l'Algérie était administrée de manière bancale. D'une part, l'Algérie utile disposait de 325 communes de plein exercice pour s'occuper de la population européenne estimée alors à un million d'habitants. D'autre part, l'autre Algérie peuplée de 9 millions d'Algériens, appelés « Français-Musulmans », était sous-administrée avec 84 communes mixtes livrées d'ailleurs à l'autoritarisme de l'administration coloniale et à la tyrannie des caïds.
En novembre 1954, alors que la population musulmane était 9 fois plus nombreuse que la population européenne, les Musulmans ne représentaient dans la fonction publique que 29% des fonctionnaires le plus souvent dans les catégories les plus basses de l'échelle. A titre d'exemple, « sur les 2500 fonctionnaires du Gouvernement Général, on ne dénombre que 183 Musulmans placés surtout dans les petits emplois », représentant à peine 7% de l'ensemble des effectifs48.
Dans les professions libérales, les Algériens musulmans n'étaient pas légion. En 1954, on comptait 161 avocats, 152 avoués, 41 notaires, 104 médecins, 17 dentistes, 5 architectes, 28 ingénieurs et 185 professeurs d'enseignement secondaire. C'est dans ce contexte et à la suite des développements politiques résultant des progrès enregistrés par le FLN sur le terrain que des « réformes », ou plus exactement des mesures ont été envisagées par l'administration coloniale, entre 1955 et 1957, pour soustraire la population algérienne à l'influence du FLN grâce à la promotion sociale des « Français-Musulmans » et entreprendre, depuis 1959, « l'algérianisation » progressive de l'administration coloniale pour la léguer à « l'Algérie algérienne » où « la troisième force » est appelée à jouer un rôle essentiel après l'indépendance de l'Algérie.
3.1.2. La promotion sociale des « Français-Musulmans »
Les différentes mesures tendant à encourager la promotion sociale des « Français-Musulmans » en Algérie dans divers secteur d'activité, y compris dans l'administration, ont été arrêtées à Paris entre 1955 et 1959-60. Cela s'est fait par tâtonnements successifs couvrant grosso modo deux périodes en fonction des objectifs visés.
48 Claude Collot, Les institutions algériennes de l'Algérie durant la période coloniale (Paris: CNRS, 1987), cité par Si Othmane, op. cit., p. 165.
3.1.2.1. Période 1955-1958
Les mesures relatives à la promotion sociale prises au cours de cette période visaient notamment à couper les Algériens en général, et les jeunes en particulier de la Révolution. Occultant l'idéal nationaliste, le raisonnement des autorités coloniales en Algérie se présentait, après novembre 1954, comme suit : le problème de l'Algérie n'est pas politique mais essentiellement économique et social. C'est le chômage qui est à l'origine de l'insurrection. C'est pourquoi, les autorités françaises décrètent que la lutte contre le chômage sera prioritaire pour éviter que des pauvres grossissent les rangs des « hors-la-loi ». La relance des investissements et la promotion sociale des « Français-Musulmans » permettraient ainsi d'isoler le FLN du peuple et de l'écraser militairement par la suite.
C'est dans ce cadre que « le 5 janvier 1955 […] François Mitterand, alors ministre de l'Intérieur, présente au Conseil des ministres un vaste programme de réformes. Dans l'immédiat, on relève la création d'une école d'administration destinée à favoriser l'accès des Musulmans aux postes de responsabilité de la fonction publique » pour garantir le maintien de l'Algérie française49.
Cependant, l'accession des Algériens musulmans à la fonction publique connue sous le vocable de « promotion Soustelle » et promotion Lacoste » (du nom des deux Gouverneurs qui se sont succédés en Algérie au cours de cette période) a été conçue sur une base sélective de recrutement pour des raisons liées notamment à la politique du « dernier quart d'heure ».
L'accroissement de l'emploi entre 1955 et 1958 non seulement dans l'administration mais également dans les activités non agricoles (commerce, industrie, bâtiment et travaux publics) résultant des mesures de promotion sociale s'inscrivaient dans la démarche volontariste du gouvernement français de maintenir l'Algérie dans son statut colonial.
49 Bernard Droz et Evelyne Lever, Histoire de la guerre d'Algérie 1954-1962 (Paris: Seuil, 1982), cités par Si Othmane, op. cit., p. 166.
3.1.2.2. Période 1959-1961
Après le discours sur l'autodétermination du général De Gaulle en septembre 1959 et en particulier après les manifestations populaires d'Alger en décembre 1960 qui, entre autres, ont sonné le glas de « l'Algérie française », le gouvernement français a mis en œuvre une politique économique et sociale tendant à promouvoir l'emploi dans les secteurs d'activité économique et dans l'administration pour permettre l'émergence d'une « troisième force ». Pour contrecarrer le FLN Paris compte confier à cette « troisième force » la destinée de l'Algérie indépendante, pour rendre ses liens multiformes avec la France indéfectibles.
En un mot, il s'agissait de former et de promouvoir « le plus grand nombre possible de cadres musulmans qui avaient choisi, sinon la France, du moins une orientation définitivement française »50. C'est pourquoi la France a renforcé les structures de préformation, de formation professionnelle, d'enseignement technique et de formation accélérée pour former un plus grand nombre de jeunes Musulmans. C'est ainsi qu'ont été créés, entre autres, des centres de formation de la jeunesse d'Algérie (CFJA) chargés d'assurer une préformation professionnelle. En 1959, on pouvait noter la création de 110 centres de formation de jeunes, 109 foyers de jeunes et 720 foyers sportifs sous la tutelle des SAS. Entre 1959 et 1961, 100 000 jeunes Algériens musulmans y ont été formés51.
Mais, parallèlement à cet effort de petite formation tous azimuts, la France a renforcé en même temps la formation des élites, de niveau supérieur, pour fournir des cadres qui seraient en mesure non seulement de prendre en charge les objectifs du Plan de Constantine52 fixés par le gouvernement français, mais aussi de gouverner l'Algérie de demain.
50 Jean Daniel, De Gaulle et l'Algérie (Paris: Seuil, 1986), cité par Si Othmane, op. cit., p.
173.
51 Maurice Faivre, Les combattants musulmans de la guerre d'Algérie : des soldats sacrifiés (Paris: L'Harmattan, 1995), cité par Si Othmane, op. cit., p. 170.
52 Le Plan de Constantine, annoncé par De Gaulle lui-même, a été conçu comme une pièce maîtresse de l'édifice de « l'Algérie algérienne » dont le double objectif est de promouvoir les activités économiques et l'emploi et de renforcer les liens de dépendance économiques de l'Algérie à l'égard de la France. Nous y reviendrons un peu plus loin lorsque nous aborderons les questions économiques.
L'effort de formation et de promotion sociale entrepris entre novembre 1954 et 1961 en Algérie par la France concerne aussi bien les Européens que les « Français-Musulmans ». La mise en œuvre de l'ensemble des mesures prises à cet effet s'est traduite par un accroissement de l'emploi non agricole au cours de cette période. En effet, entre 1954 et 1960 la population active non agricole a augmenté de 361 800 dont un accroissement de 224 100 postes de travail pour les « Français-Musulmans ». Le nombre des travailleurs européens a augmenté quant à lui de 117 700 au cours de la même période. Ce sont l'administration et le commerce qui ont offert le plus d'emplois comme l'indique le tableau suivant.
Tableau 3. Accroissement de l'emploi non agricole (1954 - 1960) |
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Activité |
Musulmans |
Européens |
Ensemble |
Administration |
+ 122 700 |
+ 57 200 |
+ 179 900 |
Commerce |
+ 56 400 |
+ 38 500 |
+ 94 900 |
Industrie |
+ 20 000 |
+ 9 000 |
+ 29 000 |
Bâtiment & T.P. |
+ 25 000 |
+ 13 000 |
+ 58 000 |
Total |
+ 224 100 |
+ 117 700 |
+ 361 800 |
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Source : A. Dartel et J.P. Rivet, Emploi et développement en Algérie, Ed. PUF, Paris 1962, p. 70. |
Ce tableau inspire quelques observations. L'accroissement des travailleurs musulmans dans l'administration et le commerce représentait 80% de l'accroissement global de l'emploi pour cette catégorie et 88% pour les travailleurs européens. Cependant l'accroissement des postes pour les Européens dans l'administration concerne les postes clés d'encadrement hiérarchiquement les mieux placés et les mieux rémunérés, tandis que l'accession des Musulmans dans la fonction publique au cours de cette période concerne essentiellement les petits emplois au plus bas de l'échelle.
De même, en ce qui concerne le secteur commercial, si les 38 500 postes de travail créés pour les Européens se rapportent aux activités lucratives et juteuses liées, entre autres, aux opérations d'importation et d'exportation et au commerce de gros, les 56 400
postes de travail créés pour les Musulmans comprennent aussi bien les marchands ambulants que des postes subalternes (coursiers, employés, etc.).
Au total, la disparité de la formation entre Européens privilégiés et Musulmans défavorisés, alliée à l'hégémonie politique et économique de la catégorie européenne, nous fait découvrir que l'embauche des Musulmans concerne surtout la main d'œuvre de qualification faible ou nulle. Dans sa stratégie tendant à perpétuer ses intérêts dans une Algérie indépendante, la France table à la fois sur le maintien des Européens et leur participation active aux affaires du pays et sur la promotion de « Français-Musulmans » fidèles et engagés définitivement à ses côtés.
Malgré le départ, non prévu et non souhaité par les autorités françaises, de 900 000 Européens d'Algérie juste avant la proclamation de l'indépendance, l'appareil administratif colonial a été maintenu conformément aux accords d'Evian. Aucune réforme ni aucune modification n'est intervenue dans les structures ou les organes initialement conçus pour la répression des masses.
Bien au contraire, dans ce système hérité de la colonisation, la présence française reste importante au niveau des cadres de la fonction publique, malgré le départ massif des Européens en 1962.
Tableau 4. L'appareil administratif algérien en 1962 |
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Cadres français |
1 372 |
19,6% |
Cadres algériens promus des écoles de l'administration coloniale |
22 182 |
31,7% |
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Sous-total |
35 911 |
51,3% |
Cadres issus du FLN |
34 097 |
48,7% |
Total |
70 008 |
100,0% |
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Source : A. Brahimi, L'économie algérienne, op. cit., p. 83. |
Il convient de noter que la présence française au sein de l'administration algérienne revêt deux aspects direct et indirect.
La présence française indirecte est représentée par une bonne partie des cadres issus du FLN et qui étaient soit dans les rouages
du GPRA soit dans l'administration marocaine ou tunisienne et qui sont tous influencés par le modèle administratif français à un degré ou à un autre comme nous allons le voir plus loin.
La présence française directe revêt deux caractères. D'abord, plus de la moitié des cadres de la fonction publique sont soit des Français soit des Algériens formés et préparés par les autorités françaises dans une optique coloniale pour assurer leur relève. En-suite, cette présence française est renforcée par le fait que les cadres français restés en Algérie représentent près de 40% des cadres dans les postes les plus élevés de conception et de décision comme l'indique le tableau suivant.
Tableau 5. Catégories d'encadrement dans la fonction publique |
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Catégorie d'encadrement |
Cadres français et Algériens francophiles |
Catégorie A : cadres d'élabora-tion et de décision |
43% (dont 39% de Français) |
Catégorie B : cadres de gestion |
77% (dont 43% de Français) |
Catégories C et D : cadres su-balternes |
12% (dont 3% de Français) |
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Source : A. Brahimi, ibid., p. 84. |
Comme le système administratif hérité de la période coloniale est fortement centralisé et hiérarchisé, il est aisé d'imaginer l'ampleur du poids relatif de la présence française directe et indirecte ainsi que l'importance de son influence dans les centres de décision après l'indépendance. La même démarche a prévalu dans le domaine économique où la France a mis en place des structures et des hommes pour préserver ses intérêts économiques.
3.2. L'organisation de la dépendance économique de l'Algérie
Pour mieux cerner l'approche de la France liée à sa stratégie de renforcement de sa domination économique en Algérie après l'in
dépendance dans le cadre des accords d'Evian ou d'accords ultérieurs, il importe de commencer par rappeler les principales caractéristiques de l'économie coloniale dont le prolongement de laquelle s'inscrit ladite stratégie.
3.2.1. Caractéristiques de l'économie algérienne avant 1954
L'économie coloniale a été fondée en Algérie sur l'exploitation et sur le peuplement depuis la conquête militaire de la France au XIXème siècle. L'exploitation a démarré avec l'expropriation massive des Algériens, suivie du démantèlement des modes de production agro-pastoraux et la déstructuration des activités artisanales qui prévalaient avant la colonisation. L'Administration s'est accaparée des millions d'hectares des meilleures terres localisées au Nord, à proximité des ports, tandis que les paysans, expropriés et appauvris sont refoulés dans les régions montagneuses pour mettre en valeur des terres arides pour survivre. Deux secteurs agricoles se sont ainsi constitués. L'un appelé traditionnel formé de « survivants » et basé sur l'économie de subsistance et l'autre moderne appartenant aux Européens immigrés, tourné vers l'exportation et fondé sur les règles du capitalisme colonial.
Les colons immigrés, au nombre de 20 000, installés sur des terres fertiles disposaient de 2 millions d'hectares contribuant pour 65% de la production agricole totale de l'Algérie. Tandis que 630 000 propriétaires algériens contribuaient pour 35% de la production globale.
D'autre part, au cours des années 1920 et 1930, l'industrie était embryonnaire et concernait principalement l'activité de transformation dans les branches alimentaire, textile, céramique, cuirs et peaux et des mines. L'Algérie coloniale se spécialisait dans les cultures spéculatives d'exportation et dans l'industrie extractive destinée à l'exportation de matières premières et importait des produits industriels de toutes sortes. L'activité artisanale, très développée dans les principales villes du pays avant la colonisation, commençait à disparaître, victime des importations de produits industriels concurrentiels.
Jusqu'à la deuxième guerre mondiale, l'activité industrielle était très faible en Algérie. Les unités industrielles étaient de petite taille et le nombre d'emplois créés était très modeste (à peine quelques dizaines de milliers d'emplois).
Ce n'est qu'à partir de 1943 que furent arrêtées des mesures accordant des avantages financiers importants pour encourager le développement du secteur industriel par substitution d'importations. Confirmant la tendance passée, le capital privé s'est orienté vers la transformation des produits agricoles (huileries, savonneries, minoteries, conserveries, textiles) et quelques autres activités chimiques, métallurgique et mécanique. On assiste en même temps à l'implantation en Algérie de filiales de sociétés françaises de dimension mondiale comme Pechiney, Lafarge, Saint Gobain. Les hydrocarbures ont à leur tour vite attiré les sociétés françaises à partir de 1953, dès la découverte des premiers gisements de Hassi Messaoud et de Hassi R'mel.
Globalement, on note que jusqu'à 1954 l'économie algérienne était caractérisée par le capitalisme agraire et le capitalisme financier français intéressé par les activités minières, bancaires et commerciales, sources de profits faciles concourant par ailleurs à l'aggravation de la dépendance économique, financière et commerciale de l'Algérie vis-à-vis de l'économie française. Sur le plan commercial, cette dépendance est caractérisée par la prépondérance des échanges extérieurs de l'Algérie avec la France (représentant plus de 80% en moyenne durant la première moitié du XXème siècle) d'une part, et par le niveau élevé du déficit structurel de la balance commerciale algérienne d'autre part.
Les exportations algériennes vers la France reposaient essentiellement sur le vin, les céréales, les agrumes, le liège, l'alfa, les minerais de fer, les phosphates et le pétrole (à partir des années 1950). Les importations algériennes de France tournaient autour de 80%. Le déficit structurel de la balance commerciale s'explique par la croissance soutenue et plus rapide des importations que celle des exportations. Comme, par ailleurs, ses exportations hors zone franc étaient minimes, l'Algérie était tributaire du fonds commun des devises de la zone franc où elle ne pouvait puiser que dans la limite du compte du droit de tirage doté et réapprovisionné par la France.
Au total, l'économie algérienne était, avant l'indépendance, conditionnée par la France où se trouvait le centre des macrodécisions relatives aux investissements, à la production et aux échanges. Le Plan de Constantine et les accords d'Evian tendaient par ailleurs à préserver cette dépendance de l'économie algérienne à l'égard de la France.
3.2.2. Le Plan de Constantine (1959-1963)
Elaboré à partir des « Perspectives décennales » et mis en œuvre en pleine guerre de libération nationale, le Plan de Constantine, annoncé par De Gaulle lui-même, visait la relance de l'économie et la création de 400 000 emplois pour détourner les jeunes Algériens de la Révolution et de leur soutien réel ou potentiel au FLN en essayant de combler le vide politique créé par le déclenchement de l'insurrection.
Des mesures incitatives ont été prises à cet effet (subventions, allégements fiscaux, débouchés français assurés, etc.) pour encourager les investissements français en Algérie. Dans ce cadre, on assiste au lancement d'un certain nombre de projets industriels avant 1962 dans les branches sidérurgique, mécanique, textile, etc. dont certains n'ont été achevés que 6 ou 7 ans après l'indépendance politique.
Les Français ont également laissé aux Algériens d'autres projets qu'ils avaient mis au point dans le cadre du renforcement de la dépendance économique de l'Algérie prévu par les « Perspectives décennales » conçues à Paris.
La mise en œuvre du Plan de Constantine et l'élaboration d'un plan à long terme à l'horizon 1970, où seront d'ailleurs puisés des projets pour l'Algérie indépendante, ont eu pour effet de renforcer les mécanismes de la dépendance économique dont les accords d'Evian constituent le cadre officiel et l'illustration de la préservation des intérêts économiques stratégiques français en Algérie.
3.2.3. Les accords d'Evian
Au cours des négociations à Evian, en mai 1961, les représentants du gouvernement français ont tenté de forcer la main au GPRA en contestant l'appartenance du Sahara à l'Algérie du fait de l'importance des gisements de pétrole et de gaz qui y ont été découverts en 1953. Les pourparlers s'achoppent à cette question et échouent. Après diverses manœuvres, le gouvernement français accepte finalement la souveraineté de l'Algérie sur le Sahara, mais arrive à arracher en contre partie d'importantes concessions économiques.
Dans ce cadre, les accords d'Evian prévoient que « l'Etat algérien doit respecter les principes du libéralisme économique et sauvegarder les intérêts du capitalisme français tel qu'il était présent en Algérie avant le 1er juillet 1962. L'aide française est subordonnée à l'observance des accords et des plans de développement élaborés par les experts français dans le cadre des perspectives décennales et du plan de Constatine. La structure coloniale de l'économie demeure en l'état », y compris dans le domaine pétrolier53.
En un mot, les concessions faites par le GPRA à Evian favorisent le maintien, voire le développement des intérêts économiques de la France dont l'Etat algérien indépendant doit garantir le respect. L'état-major général de l'ALN, représenté dans les négociations d'Evian, avait refusé ces concessions, mais il n'a pas été entendu. Rappelons que l'EMG avait rejeté les accords d'Evian en 1962 en dénonçant la capitulation du GPRA, accusé d'avoir bradé les intérêts supérieurs de l'Algérie.
Mais le gouvernement français comptait également sur la présence des Français d'Algérie pour garantir la mise en ouvre de sa stratégie de domination multiforme. Protégés par les accords d'Evian, « les Européens auront, pendant trois ans à partir de l'indépendance, le choix entre la nationalité algérienne et la nationalité française. Leurs particularismes ethniques, linguistiques et religieux seront respectés. Les villes à prédominance européenne auront un statut spécial »54.
Les intérêts économiques des Européens seront également sauvegardés par les accords. La France comptait, entre autres, sur ces Européens pour contrôler l'évolution future de l'économie algérienne dans le sillage de la France. Seulement, les conditions dans lesquelles la guerre s'est terminée avec les exactions, les crimes e tles destructions organisés par l'OAS (organisation armée secrète) à la veille de l'indépendance, se sont traduites par le départ massif des Européens d'Algérie. « La vacance économique et sociale », provoquée par le départ de 900 000 Européens avant la proclamation de l'indépendance, a eu des effets déstructurants sur le fonctionnement de l'économie en déstabilisant l'environnement commercial et financier.
Mais, cette « vacance » n'est pas totale, puisque la présence française reste importante dans l'administration, dans l'économie et dans le secteur financier avec des cadres français, des Algériens mentalement attachés à la France et des cadres algériens nationalistes ou assimilés, imprégnés malgré tout du modèle culturel, économique et social français.
53 M. Harbi, op. cit., p. 292.
54 Ibid.
3.2.4. L'avènement de la bureaucratie et de la technocratie
Après le cessez-le-feu, intervenu le 19 mars 1962, la bureaucratie et la technocratie sont devenues les instruments privilégiés du pouvoir civil sous la houlette de l'armée. La préservation et le développement des appareils ont été privilégiés au détriment de l'intérêt général et de la satisfaction, fut-elle graduelle, des aspirations populaires. La bureaucratie et la technocratie sur lesquelles s'appuie le FLN sont caractérisées par le centralisme excessif, l'autoritarisme, l'exclusivisme et le goût cultivé et injustifié du secret.
En fait, le FLN cesse d'exister en tant que force politique pour le triomphe de la Révolution dès 1962 et devient l'appendice du pouvoir et le paravent de l'armée. L'Algérie indépendante va donc se construire avec le concours de la bureaucratie et de la technocratie dont les composantes semblent d'origines différentes mais dont la formation, les attaches et les intérêts convergent.
En effet, les cadres déjà en poste avant l'indépendance ou affectés par le FLN en 1962 dans les appareils administratifs et économiques sont influencés d'une manière ou d'une autre par le modèle culturel et économique français. Qu'ils soient nationalistes ou pas, ces cadres appartiennent à la même mouvance culturelle. Ils considèrent la possession de la langue française et la qualification administrative ou technique comme les seuls critères de recrutement et d'avancement ou de promotion.
Nous avons vu plus haut comment le gouvernement français a organisé la formation accélérée et la promotion sociale des « Fran-çais-Musulmans » ainsi que la constitution d'une élite pour créer sinon « la troisième force », opposée au FLN, au moins une force administrative et technocratique qui s'imposera au FLN comme élément indispensable du pouvoir en cas d'indépendance. C'est ainsi donc que l'Algérie a hérité en 1962 de cadres, d'hommes et d'appareils formés dans le moule français de type colonial et répressif.
En même temps, l'appareil administratif du GPRA, dont une partie a transité par l'Exécutif provisoire (mis en place dans le cadre des accords d'Evian), a été intégré en bonne place dans l'organigramme du nouvel Etat en 1962. Parmi cette élite d'obédience nationaliste ou apparentée mais francophile, on note l'émergence de cadres qui marqueront pendant longtemps les choix économiques de l'Algérie comme Belaid Abdeslam55, Smail Mahroug (devenu plus tard ministre des Finances), Abdallah Khodja (secrétaire d'Etat au Plan entre 1970 et 1978), Seghir Mostefai (Gouverneur de la Banque Centrale entre 1962 et 1984) et bien d'autres. Mais, chacun de ces ténors partisans de la francophonie s'est entouré de cadres du même profil politico-bureaucratique dans son fief administratif56.
55 Belaid Abdeslam a occupé successivement les fonctions de membre de l'Exécutif provisoire chargé des questions économiques (1962), PDG de SONATRACH (1963-1965), ministre de l'Industrie et de l'Energie (1965-1977), ministre des Industries légères (19771979). Entre 1965 et 1978, Belaid Abdeslam s'est appuyé sur des bureaux d'études français, sur M. Castel, un Français qui a opté pour la nationalité algérienne et sur un conseiller juif belge du nom de Simon qui n'a quitté l'Algérie qu' en 1980 lorsque Abdeslam n'a plus aucun portefeuille ministériel. Quand il a été nommé Premier Ministre (1992-1993) après l'assassinat de Mohamed Boudiaf, Abdeslam a promis, dans une formule lapidaire, « l'économie de guerre » pour sortir l'Algérie de sa crise économique et politique. Mais, force est de constater que l'Algérie a eu la guerre mais pas d'économie et que la situation économique, sociale et sécuritaire du pays s'est lamentablemeent détériorée sous son régne.
56 C'est ainsi que Belaid Abdeslam s'est appuyé sur les cadres suivants :
Ghozali, directeur general de Sonatrach (1965-1977), ministre de l'Énergie (1977- 1979), ministre de l'Hydraulique (1979-1980), ministre des Finances en 1990 et enfin Premier Ministre (juin 1991-juillet 1992). Le coup d'État de janvier 1992 et l'assassinat de Mohamed Boudiaf ont eu lieu sous son mandat.
Mohamed Lyassine, ancien élève de Polytechnique de Paris, « déserteur » de l'armée française affecté auprès du capitaine Benabdelmoumen, (lui aussi « déserteur » de l'armée française) au camp d'instruction de Oued Mellègue entre 1959 et 1961, directeur général de la Société Nationale de Sidérurgie (SNS) (1963-1977), ministre de l'Industrie lourde (1977-1982), conseiller auprès des Premiers Ministres Ghozali et Redha Malek (19921994).
Mourad Castel, cadre français ayant opté pour la nationalité algérienne, secrétaire général du ministère de l'Industrie et de l'Énergie (1970-1977). Abdelaziz Khellaf, directeur général de la planification au ministère de l'Industrie et de l'Énergie (1970-1977) puis promu secrétaire général au même ministère (1977-1979), ministre du Commerce (1980-1986), ministre des Finances (1986-1989) et enfin secrétaire général de la Présidence de la République entre 1991 et 1992, complice du coup d'État de janvier 1992.
Quant à Abdallah Khodja, il a dirigé le secretariat d'État au Plan (1970-1979) en formant autour de lui une équipe constituée essentiellement de Mahmoud Ourabah (venant d'une famille de harkis notoires, faisant fonction de secrétaire général pendant plus de 9 ans même si Boumediène a refusé de signer son décret de nomination) et de Ghazi Hidouci, directeur d'études au sein de la même structure, éphèmere ministre des Finances dans le gouvernement Hamrouche et connu pour être proche de services de securité algériens et français. Ce trio s'appuie à son tour sur Mohamed Salah Belkahla pour les questions économiques et sur Brachemi (naturalisé francais) pour les affaires juridiques.
Au terme des précédents chapitres on note que, bien avant la proclamation de l'indépendance politique de l'Algérie, la France a réussi à mettre en place un dispositif de sauvegarde et de défense de ses intérêts en organisant sa présence dans différents appareils qui deviendront les nouvelles institutions algériennes notamment dans l'armée, dans l'administration, dans l'économie et les finances et dans l'enseignement et la formation.
Le départ massif d'Algérie des Européens en 1962 et la victoire politique de l'alliance de l'état-major général de l'ALN, devenue ANP (armée nationale populaire), et de l'équipe Ben Bella, Khider et Bitat ont mis en échec le projet français de « l'Algérie algérienne » et perturbé pour un certain temps l'avancée programmée de la mouvance francophile, communément appelé hizb França, « le parti de la France ». En effet, même si cette alliance n'est pas entièrement homogène, elle reste dominée par des personnalités qui, comme Ben Bella, Khider, Boumediène et Mendjeli, se réclament de la mouvance arabo-musulmane et qui rejettent le néocolonialisme et la francophonie comme idéologie.
Cette nouvelle donne va obliger les partisans de la présence culturelle française en Algérie d'avoir pour l'instant un profil bas et de s'organiser pour contrôler les appareils dans les secteurs les plus stratégiques en attendant le moment opportun pour s'emparer du pouvoir. Le processus de prise du pouvoir va s'avérer long, puisqu'il aura fallu attendre janvier 1992 pour que hizb França réalise, par un coup d'Etat, son objectif final. L'examen plus loin des différentes périodes entre 1962 et 1991 nous permettra de voir la progression de la mouvance francophile dans les principaux rouages de l'Etat.
Cependant, en 1962, hizb França est présent dans toutes les nouvelles institutions algériennes, notamment dans l'ALN, pièce maîtresse sur l'échiquier politique algérien, où « les déserteurs » de l'armée française occupent des postes clés après avoir acquis une légitimité révolutionnaire.
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