AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França
_______________________ II. LA PARTICIPATION DES « DESERTEURS » DE L'ARMEE FRANÇAISE AUX COUPS D'ETAT DE 1962 ET DE 1965 LEUR CONFERE LA LEGITIMITE _______________________
4. 1962 : L'armée des frontières s'achemine au pouvoir La prise de pouvoir par l'armée des frontières dirigée par Boumediène est passée par plusieurs phases dont nous allons rappeler brièvement les faits saillants. Mais, au cours de cette phase, l'armée des frontières s'abrite derrière la direction politique du FLN conduite par Ben Bella et Khider.
4.1. Mars-juin 1962 Après le cessez-le-feu et la libération des chefs historiques Ait Ahmed, Ben Bella, Bitat, Boudiaf et Khider, le GPRA se réunit le 22 mars à Rabat et examine le conflit qui l'oppose à l'EMG. La proposition de Ben Bella de convoquer le CNRA pour trouver une solution à la crise est rejetée. A l'invitation de l'EMG, Ben Bella et ses quatre compagnons se rendent aux frontières algéro-tunisiennes où ils reçoivent un accueil très chaleureux. Au cours d'une réunion avec les officiers de l'ALN, Ben Bella et Boudiaf prennent successivement la parole. Ben Bella est très applaudi mais Boudiaf beaucoup moins. Agacé par les déclarations fracassantes de l'EMG et par son comportement tendant à améliorer ses positions sur le terrain, le GPRA décide de geler le budget de l'EMG pour le paralyser. De ce fait, l'ALN des frontières se trouve en quelques semaines privée de ressources financières et matérielles régulièrement allouées par le GPRA. Mais prévoyant de telles mesures de représailles, l'EMG avait pris au préalable le soin de gonfler ses stocks et de mettre de côté d'importantes sommes d'argent pour précisément faire face à toute éventualité. Si le programme est adopté sans difficulté, par contre les discussions sur le choix des membres du Bureau Politique sont houleuses et mettent au grand jour les divisions profondes du CNRA. Deux courants politiques s'affrontent. L'un de tendance occidentale dirigé par le GPRA (à l'exception de Ben Bella, Bitat, Khider et Mohammedi Said) s'appuie sur la wilaya III et une partie du commandement de la wilaya II (Salah Boubnider, Tahar Bouderbala et Abdelmadjid Kahlaras) ainsi que sur la Fédération de France. L'autre, de tendance arabo-musulmane est dirigée par Ben Bella, viceprésident du GPRA. Il dispose du soutien de l'EMG, des wilayate I, V et VI et celui de deux commandants de la wilaya II, à savoir Larbi Berredjem et Rabah Belloucif. Bien que d'obédience occidentale, Ferhat Abbas, Ahmed Francis et leurs amis de l'ex-UDMA rallie ce groupe pour tirer vengeance des manœuvres du triumvirat et de Ben Khedda qui les ont éliminés du GPRA l'année précédente. La wilaya IV reste, quant à elle, neutre.
Comme le groupe de Ben Bella et de l'EMG ne dispose que de la majorité simple et non des deux tiers comme l'exigent les statuts, le CNRA se trouve dans l'impasse. Ben Khedda décide de quitter la réunion du CNRA de Tripoli et part pour Tunis le 6 juin au soir pour éviter que ne soient débloqués les travaux du CNRA et que ne soient arrêtées des décisions qui seraient défavorables au groupe du GPRA. Il est rejoint par plusieurs membres du CNRA. Il ne reste plus alors que l'épreuve de force pour s'imposer. même, capitaine (chef de bataillon) et le lieutenant Abderrahmane Bendjaber avons été aussitôt dépêchés en mission à l'intérieur. Nous sommes parvenus à nous rendre au quartier général de la wilaya II (dans les montagnes qui surplombent El-Milia) et à discuter avec de nombreux officiers en présence du capitaine Belkacem Fantazi, chargé de l'intérim de la wilaya en l'absence du colonel Boubnider. Notre mission consistait à expliquer aux cadres de la wilaya II la gravité de la crise et à dialoguer avec eux en les prévenant des dangers qui guettent la Révolution et qui découlent de la mise en œuvre des accords d'Evian et des positions erronées du GPRA. Les discussions se passent dans un climat serein et courtois. Mais, les cadres de la wilaya II, coupés des informations sur le GPRA, l'EMG et le CNRA, demeurent sceptiques devant les explications fournies par les trois émissaires. Il ressort de ces discussions que les cadres de la wilaya II suivent leur chef Salah Boubnider et le GPRA par discipline. Nous avons essayé, le commandant Larbi Berredjem, moimême, alors capitaine et le lieutenant Abderrahmane Bendjaber d'aller plus loin en établissant des contacts directs avec les officiers des différentes zones de la wilaya, notamment dans les zones I et II où nous avons contacté de nombreux officiers dont certains semblaient partager notre point de vue sur la crise. Mais concrètement, rien ne put être entrepris sur le terrain car en dernier ressort les dissidents potentiels se ressaisissent et refusent d'aller plus loin par discipline. Le 10 juin, Krim Belkacem et Mohamed Boudiaf rentrent à Alger puis se rendent à Tizi Ouzou et à Constantine où ils s'assurent du soutien actif des wilayate II et III. Après la défection de Ben Bella, Bitat, Khider et Mohammedi Said, alliés de l'EMG, le GPRA ne compte plus que de 8 ministres. Après le retour en Algérie de Krim et Boudiaf, malgré l'interdiction qui leur est imposée par les accords passés avec la France, il ne reste à Tunis que 6 membres du GPRA. « Le 26 juin marque la fin du gouvernement »58. Le dernier acte du GPRA pris le 30 juin à l'instigation de Krim et de Boudiaf concerne la destitution de l'étatmajor général. Ce jour là, « le FLN, en tant que large rassemblement national, a vécu »59.
4.2. Juillet - septembre 1962
Après la publication des résultats du référendum sur l'autodétermination organisé le 1er juillet 1962, l'indépendance de l'Algérie est proclamée le 3 juillet. Mais l'explosion de joie et d'enthousiasme du peuple algérien est tempérée par la vivacité de la crise. 58 Mohamed Harbi, ibid., p. 352. D'autre part, la wilaya II continue de préoccuper l'EMG. Son chef, le colonel Salah Boubnider, négocie avec Ben Bella un accord qui consacre la reconnaissance mutuelle sur la base d'un compromis consentis par les deux parties. De retour à Constantine, le colonel Boubnider annonce à ses collègues le 24 juillet la fin de la crise. Mais le 25 juillet le commandant Beredjem attaque la ville de Constantine et s'en empare au terme de combats parfois violents. Il fait arrêter plusieurs cadres politiques et militaires de la wilaya II dont le colonel Boubnider et Bentobbal, membre du GPRA et ancien chef de cette wilaya. 61 Cf. Mohamed Harbi, op. cit., pp. 359 et 363. Mais apparemment le commandant Berredjem se sentait dépassé et refusait de faire les frais d'un accord qu'il appréhendait entre Ben Bella et Boubnider. Il refusait d'admettre que Boubnider et les cadres qui lui étaient fidèles dirigeaint la wilaya II en ce moment crucial. En d'autres termes, il pensait qu'il était allé trop loin dans son soutien à l'EMG et à Ben Bella et ne voulait pas que lui échappait le contrôle de l'opération de reconversion de l'ALN, de réorganisation du FLN et de la préparation des listes des candidats pour les élections législatives prévues pour le mois de septembre. C'est pourquoi il avait organisé cette opération militaire contre Constantine pour l'occuper et changer le rapport des forces sur le terrain. Il l'avait fait et avait donc obtenu ce qu'il voulait. Mais malheureusement au prix de nombreuses victimes. Durant le mois d'août, le nouveau conseil de la wilaya II continuait à s'atteler à la tâche sous le commandement de Berredjem. Cela m'avait permis de prendre des mesures appropriées pour continuer à assurer l'ordre et la sécurité, pour assainir les finances de la wilaya (par l'introduction de la comptabilité, la transparence etc.) pour réorganiser les unités de l'ALN de l'intérieur (conformément à l'organigramme de l'EMG). Le travail de reconversion des éléments de l'ALN avait été également entamé. Ceux-ci avaient le choix entre leur affectation au FLN, leur recasement dans un emploi civil, ou encore leur démobilisation mais expressément à leur demande. En même temps la liste des futurs députés se préparait sous la direction de Berredjem secondé par Bendjaber (les premières élections législatives de l'indépendance ne comportaient qu'une liste unique, celle établie par le Bureau Politique et les chefs de wilaya). Deux exemples méritent d'être cités à titre d'illustration : • Un capitaine de l'ALN en tenue (ancien chef de zone de la wilaya) accompagné de deux djounouds avaient été arrêtés par la police militaire au moment où ils s'emparaient de la caisse d'un bar restaurant européen en pleine nuit. Ils sont aussitôt arrêtés et emprisonnés. Bien que ce capitaine fût très lié au commandant Berredjem, j'avais maintenu la décision d'emprisonnement et confié l'affaire à une commission judiciaire militaire. • Quelques jours après, un chef de bataillon, un chef de compagnie et deux djounouds (tous de la zone 2 de la wilaya II et très proches du commandant Berredjem) ont été arrêtés à bord d'une voiture vers 1 heure du matin à l'entrée d'ElHamma (village situé à une dizaine de kilométrés de Constantine). La police militaire a perquisitionné le véhicule et a découvert des bijoux et une importante somme d'argent. Les officiers avouaient leur forfait. Ils venaient, reconnaissaient-ils, de Herbillon (dans la région de Annaba rebaptisé quelques mois plus tard Omar Chetaibi) où ils venaient de cambrioler une famille française. Ils ont été aussitôt dirigés sur Dar El Bey à Constantine, poste de commandement de la wilaya II, où je les ai enfermés à l'insu du commandant Berredjem. Un procès verbal a été dressé par un officier procureur désigné par moi. Le butin est ensuite remis à ses propriétaires contre un reçu dûment signé. Larbi Berredjem qui ignorait le lieu de détention de ses amis m'a demandé de relâcher tout le monde. Je refusais et insistais pour que les prévenus fussent traduits en justice, après avoir pris le soin de les transférer vers un lieu plus sûr. Quelques jours plus tard, Larbi Berredjem a fini par les localiser et les a fait libérer après avoir fait toute une mise en scène. Un jour, Berredjem s'est rendu à mon bureau et m'a demandé de l'accompagner à la salle de réunion. Là, on a trouvé Haderbache, alors wali (préfet) de Constantine, le commissaire de police ainsi que tous les prévenus. Larbi Berredjem a ouvert la séance et dressé un réquisitoire foudroyant contre le wali et le commissaire de police qu'il accusait de vouloir diviser les rangs de l'ALN en procédant à l'arrestation d'officiers et de djounouds qui « ont sacrifié leur vie pour libérer le pays et ont permis à des gens comme vous pour occuper de hautes fonctions dont vous ne rêviez même pas il y a quelques mois seulement ». Je l'ai interrompu en précisant que c'est moi qui les ai emprisonnés après leur arrestation par la police militaire. Berredjem revenait à charge et répondait que c'est le Wali qui les a arrêtés puis se retournait vers les prévenus en posant la même question à chacun d'entre eux : « Est ce que tu as volé ? » « Non » répondaient tour à tour les prévenus. « Vous voyez bien qu'ils sont innocents », dit Berredjem ; puis se tournant vers les prévenus il conclut « vous êtes innocents, vous pouvez partir ». A chaque fois que j'essayais de rappeler les faits et les preuves dont je disposais dans ces deux affaires, Berredjem m'interrompait et mettait en cause le wali qui n'a pas bronché et n'a même pas essayé de se défendre dans une affaire à laquelle il était étranger de A à Z. L'histoire de la libération de voleurs pris en flagrant délit avait fait le tour des casernes. Plusieurs officiers se sont solidarisé avec moi et se sont dit prêts à arrêter Larbi Berredjem qu'ils considéraient comme incompétent et dont ils ne supportaient plus les humeurs, au-delà d'ailleurs de l'affaire des vols. Mais je me suis opposé à toute entreprise illégale et aventurière et préféré m'adresser à l'EMG, le seul recours légitime qui me restait. C'est ainsi que j'ai décidé de précipiter mon départ de l'armée au lieu d'attendre encore plusieurs mois jusqu'à ce que la situation se soit stabilisé comme je l'avais projeté. Ainsi la wilaya II dont le commandement est devenu homogène selon le point de vue de l'EMG ne constitue plus un centre de préoccupations pour le Bureau Politique. Ce qui n'est pas encore le cas pour la wilaya IV. Le différend majeur qui oppose la wilaya IV au Bureau Politique concerne le contrôle de la capitale. position armée. Le 20 août, des incidents opposent des groupes armés de la wilaya IV à ceux de Yacef Saadi (acquis au Bureau Politique) dans le quartier populaire de la Casbah. D'autre part, la publication le 26 août des membres de la Fédération du Grand Alger où ne siège aucun représentant de la wilaya IV ravive le feu. Les combats reprennent à nouveau le 29 août entre les éléments armés de Yacef Saadi et ceux de la wilaya IV. Les deux camps enregistrent des pertes humaines. Excédée par la crise et la lutte fratricide, la population exprime son mécontentement lors de manifestations spontanées aux cris de « Saba' Snin Barakat » ( Sept ans, c'est assez) aux alentours de la Casbah, condamnant ainsi les parties qui s'affrontent. Après quelques jours de combats suivis de négociations entre les protagonistes, les troupes de l'EMG font leur rentrée dans la capitale le 9 septembre. C'est ainsi que par le feu et dans le sang la crise prend fin. Un mois plus tard, Boumediène se débarrasse de Larbi Berredjem, alors à la tête de la wilaya II avec la mise en place du nouveau découpage militaire lorsque Constantine devient le siège de la 5ème Région militaire. La répartition des tâches au sein d'un ministère aussi stratégique que celui de la défense, dominé juste après l'indépendance par la présence pesante des « déserteurs » de l'armée française, a sonné le glas de la Révolution, en tant qu'expression de l'espoir et des aspirations populaires porteuse de liberté, de fraternité et de justice sociale.
4.3. L'indépendance minée Quelques observations peuvent être formulées sur la crise du FLN qui a éclaté au cours de l'été 1962 et qui permettront d'élucider les conditions de consolidation du détournement de la Révolution que nous aborderons plus loin. 1) Contrairement au GPRA miné par des contradictions et une multitude d'intérêts particuliers, l'ALN des frontières aurait pu être un instrument précieux au service de la Révolution parce qu'elle « a pu dépasser les régionalismes et prendre la forme d'un instrument politique centralisé à un moment où les forces de la Révolution nationale étaient menacées de dispersion et de démoralisation. Elle a dessiné en creux et avant terme la forme de l'Etat et a donc contribué à son triomphe, mais, en même temps, cet Etat […] est devenu l'obstacle à l'institution d'un cadre politique », démocratique et populaire63. 2) L'équilibre des forces au sein du FLN et de l'ANP est modifié au détriment des forces nationalistes réellement liées au peuple. La démobilisation massive des maquisards, officiers, sous-officiers et djounouds de l'ALN de l'intérieur et des frontières par le nouveau ministère de la Défense a vidé l'ANP dès 1962 de sa dimension populaire et de garde-fou contre toute tentative de déviation. Cette situation profite essentiellement aux « déserteurs » de l'armée française qui occupent désormais des postes stratégiques au ministère de la Défense. 63 Mohamed Harbi, op. cit., p. 372 • L'appareil administratif avec son encadrement hérité de la période coloniale (promotion sociale des Algériens entre 1956 et 1962) ; • L'intégration après 1962 dans l'administration algérienne de milliers de fonctionnaires algériens de formation française travaillant en Tunisie et surtout au Maroc ; • L'appareil administratif du GPRA dont une partie a transité par l'Exécutif provisoire. Les trois composantes de la technostructure et de la bureaucratie, d'obédience nationaliste ou pas, ont en commun la même formation occidentale et sont influencées plus précisément par le modèle français. Elles seront à l'origine du conflit culturel et social qui marquera durement l'Algérie entre 1970 et 2000. Comme le dit si bien Mohamed Harbi : « La possession de la langue française et la qualification sont perçues comme un pouvoir social et une arme. Pour avancer dans la hiérarchie, les cadres […] (formés dans le moule français) invoquent leur compétence […] les éléments de culture arabe […] sont au bas de la hiérarchie »64. 64 Ibid., p. 319.
Les problèmes auxquels faisait face l'Algérie, à l'indépendance, étaient fort complexes. Il suffit de se rappeler les énormes destructions matérielles et humaines occasionnées par sept ans et demi de guerre farouche qui s'ajoutaient aux nombreux problèmes nés de la colonisation devenus pour la plupart structurels65 : • Plus d'un million et demi de chouhada, morts entre 1954 et 1962 ; • Près de trois millions de personnes arrachées à leurs foyers et transférées dans des centres de regroupements soumises à des conditions de vie très pénibles ; • 500 000 réfugiés en Tunisie et au Maroc ; • Plus d'un million et demi de personnes ayant émigré des campagnes vers les villes ; • 400 000 détenus politiques ; • 400 000 émigrés en France. Ces bouleversements sans précèdent ont posé à l'Algérie indépendante de redoutables problèmes. On se trouvait alors en présence de populations regroupées, internées, réfugiées et émigrées vers les villes, éliminées des circuits économiques, privées d'activités et de conditions de vie normale, vivant ou plutôt survivant dans d'atroces conditions de subsistance et de sous-alimentation. 65 Cf. A. Brahimi, L'économie Algérienne, op. cit., p. 77 et s. • 8000 villages et des milliers de mechtas rasés ; • Des milliers d'hectares de forêts brûlés ; • Le cheptel ovin a diminué de 4 millions de tête en passant de 7 millions à moins de 3 millions en 1962 ; le cheptel bovin a été pratiquement anéanti ; • Sur les frontières Est et Ouest, le long de la ligne Morice et de la ligne Challe, d'immenses régions minées par les troupes françaises continuent de faire des victimes jusqu'à la décennie 1990 malgré les considérables travaux de déminage entrepris par l'Algérie. A tout cela il faut ajouter les actes criminels de l'O.A.S. en 1962, se traduisant par des massacres d'Algériens innocents et des actes de plastiquage de bâtiments ainsi que l'incendie de la bibliothèque de l'Université d'Alger. Après avoir accompli leurs forfaits, des mois durant, les criminels de l'O.A.S. se sont réfugiés en Europe. Du reste, à la veille de l'indépendance, 900 000 Européens ont quitté définitivement l'Algérie. Mais un certain nombre d'entre eux reviendront plus tard comme « coopérants techniques », délégués par le gouvernement français qui continuera d'œuvrer et de manœuvrer pour maintenir l'Algérie dans la mouvance française de type néocoloniale. D'autre part, le nouveau gouvernement tente, à l'instar du colonialisme français, de contrôler l'Islam dans une perspective laïque. C'est ainsi qu'il est créé un ministère des Affaires religieuses confié à Tawfiq El Madani, de l'ex-Association des Ouléma pour neutraliser les islamistes. La création de ce ministère vise précisément le contrôle des activités islamiques dans les mosquées. Les imams sont nommés et payés par ce ministère depuis cette date. L'activité politique, éducative et associative libre, d'inspiration islamique est désormais bannie. L'exclusion des cadres arabophones des postes de responsabilité et la volonté de confiner l'Islam dans un rôle strictement symbolique dans un pays très sensible à l'Islam et à la civilisation arabomusulmane contribuent à hypothéquer lourdement l'avenir de l'Algérie et à créer les germes d'une explosion ultérieure, compte tenu de la marginalisation des représentants de courants de pensée pourtant majoritaire au sein des masses populaires. Au lieu de canaliser l'enthousiasme prodigieux du peuple algérien au lendemain de l'indépendance et de mobiliser les formidables énergies alors disponibles dans une vaste entreprise de construction nationale dans les domaines économique, culturel et social en rupture avec les hommes et les méthodes du système colonial en impliquant les populations elles-mêmes ainsi que tous les courants de pensée sans exclusion d'aucune sorte, le pouvoir algérien va s'empêtrer dans une voie obscure caractérisée par deux faits majeurs : • l'affrontement entre les courants politiques et entre les différentes factions régionales ou islamiques ; • la mainmise sur les structures administratives léguées par la France et reprises à son compte dans l'Algérie indépendante. 66 Un grand nombre de ces cadres sont arrivés à se procurer par complaisance « l'attestation » de membres de l'ALN ou de l'OCFLN sans jamais avoir participé de près ou de loin à la guerre de libération.
5.2. L'affrontement des courants politiques Entre 1962 et 1965, l'affrontement des courants politiques s'est traduit par des luttes politiques et parfois armées entre différents leaders d'une part et par l'existence de différentes sensibilités politiques au sein du FLN d'autre part. 5.2.1. Luttes entre différentes factions En 1963, un conflit politique grave éclate entre Ben Bella et Khider, alors secrétaire général du FLN. Fort du soutien dont il dispose dans cette affaire, Ben Bella finit par éliminer Khider qui prend le chemin de l'exil. De l'étranger, il essaie d'organiser une opposition politique au régime algérien. Il est assassiné à Madrid en 1967, deux ans après le coup d'Etat de Boumediène. 5.2.2. Le courant islamique 67 Le procès de Chaabani est une occasion pour Boumedienne de se débarrasser d'un concurrent potentiellement dangereux pour lui. En effet, plus jeune que Boumedienne (il avait 30 ans lorsqu'il a été exécuté), colonel comme lui, arabisant comme lui, Chaabani est un militant nationaliste sincère et engagé. Connu par son opposition à la troisième force et sa lutte contre les bureaucrates francophiles, Chaabani aurait été liquidé beaucoup plus pour les dangers qu'il représentait pour Boumediène et le hizb França que pour les griefs de rebellion retenus contre lui. Leur lutte s'inscrit dans le cadre d'une conception bien claire reposant sur l'Islam en tant que source de références pour le règlement des problèmes d'ordre politique, économique, social et culturel. Leur discours repose, entre autres, sur la généralisation de la langue arabe, le respect des libertés fondamentales, y compris la liberté d'expression, le respect du droit de propriété, l'ouverture sur le monde extérieur. Mais ils se prononcent sans ambages contre le socialisme assimilé au communisme, contre le sécularisme et contre la francophonie. Sur le plan économique, les Oulémas res-tent proches du courant « libéral ». 5.2.3. Le courant libéral D'autre part, Ferhat Abbas considère que l'Islam et la culture nationale sont incontournables pour opérer les transformations sociales nécessaires et pour répondre aux aspirations du peuple. « Les commandements de l'Islam, en matière d'éducation religieuse, de droit de propriété, de droit à l'héritage, d'assistance sociale etc., ne sont pas incompatibles avec une société socialiste. Bien au contraire. Sans déroger aux préceptes de l'Islam, sans heurter les mœurs et les traditions de notre peuple, nous pouvons en-gager résolument le pays dans une Révolution »68. Mais, le courant libéral est vite étouffé par l'élimination politique de Farhat Abbas mis en résidence surveillée en 1964. Distincts du PCA, les partisans de l'autogestion, de formation marxiste, essaient de canaliser le mouvement autogestionnaire en essayant de le « théoriser » et de l'organiser. Il convient de rappeler que les décrets de mars 1963 relatifs à l'organisation de l'autogestion, complétant ceux de 1962 relatifs aux « biens vacants », ont été pris par nécessité face à la réaction spontanée des travailleurs et ouvriers agricoles qui ont pris en charge la défense et le fonctionnement de patrimoine devenu « vacant » à la suite du départ massif des propriétaires européens. Les premières mesures prises par voie réglementaire en 1962 ne procèdent pas d'un choix politique ou idéologique au niveau central mais constituent une tentative de régularisation d'une situation de fait, créée spontanément par les ouvriers agricoles et les travailleurs des entreprises industrielles ou commerciales abandonnées dans une situation de confusion générale. Ce mouvement spontané de la base a été « récupéré » par un groupe d'intellectuels marxistes autour de Mohamed Harbi et Ho-cine Zahouane pour l'organiser sur des bases scientifiques et durables. L'autogestion a été en fait officialisée à posteriori à travers les décrets de mars 1963. Mais la sincérité et l'engagement des partisans de l'autogestion se sont heurtés aux appareils de l'Etat représentés par Ahmed Mahsas, ministre de l'Agriculture, et Bachir Boumaza, ministre de l'Economie. Au cours de l'année 1964, des débats publics (conférences, interviews, articles, etc.) passionnés ont lieu entre les partisans de l'autogestion (sensibilité politique présente au sein du FLN) et leurs adversaires acharnés qui disposent du pouvoir réel puisqu'ils ont sous leur tutelle les entreprises et les exploitations agricoles autogérées. Ce débat n'a pas laissé indifférents l'armée et la tendance populiste du FLN. Au sein de l'armée, les avis sont partagés. Au ministère de la Défense et au sommet de la hiérarchie où les ex-officiers de l'armée française sont majoritaires et détiennent les postes clés, le système autogéré est considéré comme dangereux et est combat-tu avec acharnement au sein des appareils de l'Etat et à travers des rumeurs et des manipulations organisées par la Sécurité militaire. 5.2.5. Le courant populiste au sein du FLN • Le choix du parti unique paraît à l'indépendance, dans un pays sorti exsangue d'une guerre de libération des plus atroces, être en mesure de consolider l'unité nationale face aux forces centrifuges apparues en 1962 et de mobiliser, autour des sensibilités qui le composent, les potentialités et énergies du peuple algérien pour parachever l'indépendance politique dans les tâches d'édification du pays71. 69 Sur l'application de l'autogestion en Algérie, cf. A. Brahimi, Stratégies de développement pour l'Algérie, p. 64 et s. et 182 et s. (Paris: Economica, 1991). Le choix du socialisme conduit à l'étatisation de l'économie, à la centralisation et à la concentration du pouvoir de décision dans des cercles fort restreints et fermés. Le contrôle étatique se soucie peu des performances et de l'efficience des entreprises publiques et crée des conditions peu propices à l'initiative, à la responsabilisation et à la participation des cadres et des travailleurs. Un tel environnement encourage l'opacité dans la gestion, le gaspillage, l'opportunisme, la corruption et la médiocrité, devenus plus tard hélas les principales tares qui vont caractériser l'administration et le secteur public économique de l'Algérie jusqu'à ce jour. 71 « Les cadres issus du FLN voient dans l'éthique militaire du devoir, dans l'esprit d'organisation, l'efficacité et la discipline, les fondements d'un Etat où chacun se tient au poste qui lui est affecté comme un soldat ou un fonctionnaire. Leur culture politique, empreinte d'intolérance et d'exclusivisme, a été incontestablement influencée par le style de commandement, la rudesse et le paternalisme des notables ruraux dans leurs rapports avec les paysans ». M. Harbi, ibid., p. 179.
L'affrontement des courants politiques et les luttes entre les différentes factions, notamment après la proclamation de l'indépendance, ont fini par lasser des cadres sincères et honnêtes et décourager leurs volontés de résistance et de participation active. Dès les premières années de l'indépendance, l'écart grandissant entre le discours politique officiel prônant l'égalitarisme, la solidarité et la justice sociale et les réalités économiques et sociales dramatiques vécues ont contribué à discréditer l'Etat et à creuser un fossé entre gouvernants et gouvernés. Tandis que la majorité de la population souffre du chômage, de la pauvreté et de très mauvaises conditions de vie, une minorité de nouveaux venus, aux comportements scandaleux, investissent l'administration et s'enrichissent très vite. Ils profitent du patrimoine devenu « vacant » dans le domaine immobilier (logements, villas, fonds de commerce) ou dans le domaine productif (entreprises de production de biens ou de services) en se servant directement ou à travers des transactions louches et frauduleuses. Il était encore possible entre 1963 et 1964 d'engager les forces vives du pays dans un combat décisif pour assurer l'édification du pays pour sortir progressivement du sousdéveloppement et de la dépendance extérieure. Ainsi au lieu de rassembler les cadres, les travailleurs et les citoyens autour de tâches nobles dans l'intérêt général pour promouvoir le progrès économique et social à grande échelle, le régime s'est fourvoyé dans une direction qui a laissé la voie libre aux opportunistes et aux partisans de la présence française en Algérie (hizb França) d'accéder à des postes de responsabilité. La promotion des opportunistes et des pro-français a été facilitée par le fait que la faction qui détient le pouvoir met tout en œuvre pour consolider ses positions en renforçant le contrôle des appareils et en augmentant leurs effectifs par des éléments considérés comme « dociles » et/ou « compétents », en tout cas non dangereux politiquement, parce que faciles à neutraliser. La protection (ou le « parapluie » comme disent les bureaucrates) que leur offre le pouvoir leur assure stabilité et privilèges, renforce leur autorité et leur confère une légitimité. Leur ascension est, par ailleurs, facilitée par l'élimination de cadres patriotes et sérieux, victimes des luttes que se livraient les polices parallèles dépendant de Ben Bella ou de Boumediène73. 73 Comme exemple de ce type, je me limite à citer à titre d'illustration un seul exemple dont j'ai été témoin lorsque j'étais Wali de Annaba et membre de la Fédération du FLN de la wilaya de Annaba en 1964. Un jour j'apprends par des militaires que Hamadache, responsable au sein de la police spéciale (créée par Ben Bella dont la direction a été confiée a Fettal), débarque secrètement à Annaba pour procéder à l'arrestation d'un certain nombre de cadres de l'ex-wilaya II qui exercent diverses fonctions dans l'administration, les assurances, l'organisation des anciens Moudjahidine ou dans l'appareil du FLN sous pretexte qu'ils soutiennent l'opposition armée de Moussa Hassani et Boudiaf. Il se trouve que je connaissais parfaitement ces cadres que je rencontrais régulièrement par ailleurs, j'étais convaincu de leur innocence. La Fédération du FLN m'informe des troubles qui pourraient résulter de leur arrestation. Je prends deux décisions. En premier lieu, je réunis les 4 responsables chargés de la sécurité (le chef du secteur militaire, le responsable de la gendarmerie, le commissaire central de police et le commissaire aux renseignements généraux) et cherche à connaître les griefs de Hamadache. De la réunion, il ressort que les arrestations projetées ne sont nullement fondées. Je leur donne alors l'ordre de procéder à l'arrestation de Hamadache lui-même, pour tentative de trouble de l'ordre public en précisant que j'en porte l'entière responsabilité. Informé par le commissaire de police, Hamadache quitte aussitôt Annaba et s'installe à Constantine d'où il comptait opérer. En second lieu, j'appelle le président Ben Bella, l'informe de la situation, lui demande d'annuler le projet d'arrestation de cadres innocents et de rappeler à Alger Hamadache. Le président Ben Bella me rappelle à l'ordre en disant que j'étais un haut-fonctionnaire, chargé de l'exécution d'ordres et non un député chargé de la défense des intérêts locaux. J'insiste. Il me convoque à Alger et m'apprend que c'est Abdeslam, un capitaine de la Sécurité Militaire, qui lui a fait un rapport écrit sur ces cadres en suggérant leur arrestation. Il ne m'a pas été difficile de convaincre Ben Bella que c'était un faux rapport. De retour à Annaba, je convoque le capitaine Abdeslam et l'interroge sur les mobiles de son Cette situation s'est aggravée avant, pendant et après le Congrès du FLN d'avril 1964. Deux questions, entre autres, ont dominé les travaux préparatoires du Congrès à savoir : la primauté du politique sur le militaire et l'épuration de l'administration et de l'armée. • Primauté du politique sur le militaire • L'échec de l'épuration de l'administration et de l'armée • Si vous voulez épurer, dit-il à ce propos, il faut que l'épuration s'étende à tous les secteurs d'activité. Dans ce cas, prenons la hache et allons-y. Seulement qui épure qui ? Et par qui va-t-on commencer ? Est-il réaliste de s'attaquer à de très nombreux Algériens parce qu'ils ont simplement servi dans l'administration française alors que nous sommes aujourd'hui indépendants et qu'ils sont utiles à leurs pays ? • L'épuration de l'armée ne sert pas les intérêts de l'Algérie (sic). Car si l'on remercie les anciens officiers de l'armée française, l'ANP va se trouver sans personnel d'encadrement compétent et va se trouver dans l'obligation de recourir à l'assistance technique et de recruter des officiers étrangers. Autrement dit, vous nous demandez de remplacer des officiers algériens par des officiers étrangers qui vont, non seulement, coûter financièrement très cher à l'Algérie, mais ne pas servir aussi loyalement notre pays comme des Algériens. Donc le maintien des ex-officiers de l'armée française au sein de l'ANP est une nécessité et une exigence nationales. Voilà comment le veto de Boumediène met fin une fois pour toutes à une revendication très populaire. Ayant une stratégie de pouvoir, Boumediène comptait sur l'armée pour consolider sa position et pour accéder à la magistrature suprême de l'Etat. Il considérait les ex-officiers et sous-officiers de l'armée française comme un instrument précieux et une garantie pour contrôler l'armée et atteindre ses objectifs politiques. C'est donc l'armée non épurée qui fait échouer le principe de la primauté du politique sur le militaire réclamé par le FLN et qui s'oppose à l'épuration de l'administration. Hizb França a gagné en 1964 une manche importante dans son entreprise de prise du pouvoir. Le coup d'Etat de Juin 1965, dont Bouteflika était l'inspirateur et les commandants Abdelkader Chabou et Slimane Hoffman étaient les architectes, a sonné le glas de la Révolution et conforté la mouvance d'orientation française dans sa marche rampante vers le contrôle de toutes les institutions du pays et, en particulier, celui des secteurs stratégiques de l'Etat. C'est ainsi que Boumediène va s'appuyer depuis 1962 sur l'armée, les services de sécurité et la bureaucratie civile (ministère de l'Intérieur et ministères économiques) pour asseoir son autorité, puis son régime notamment après le coup d'Etat de juin 1965.
|