AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França
_______________________ III. LA PROGRESSION DU CHEVAL DE TROIE _______________________
Avant d'aborder les aspects pratiques de la conquête du pouvoir par les bureaucrates francophones après l'indépendance formelle de l'Algérie, il convient de préciser le concept de hizb França ainsi que sa portée dans le contexte contemporain. Quant à hizb França, il comprend d'anciens officiers de l'armée française, des hauts fonctionnaires et des intellectuels de différentes professions libérales (médecins, avocats, enseignants, entrepreneurs, etc.). Ils ont en commun l'attachement à la France et au mode français de vie et de pensée, considéré par eux comme modèle de référence. Ce phénomène est en fait le produit de la politique française qui, depuis la conquête de l'Algérie au XIXème siècle, avait encouragé la formation d'élites algériennes pour servir de courroie de transmission entre le pouvoir colonial et le peuple algérien en vue d'encadrer les populations et de leur « transmettre les impulsions de l'autorité. L'armée et l'école françaises avaient plus ou moins profondément acculturé ces élites à la nation dominante qui leur réservait un statut privilégié au-dessus de leur peuple74 ».
6.1. L'émergence de la technostructure dans l'Algérie indépendante Au sommet de l'Etat, les responsables politiques ne se préoccupent que de leur maintien au pouvoir en refusant l'idée de l'alternance du pouvoir dans un cadre démocratique. Ils tiennent leur légitimité de la participation ou de la fréquentation de la Révolution. Ils ne disposent ni d'orientation idéologique claire, ni de projet de société, ni de programme politique précis. Ils se contentent d'imposer au nom du nationalisme le projet industrialiste (à partir de la seconde moitié de la décennie 1960) en s'appuyant sur la technostructure qui se trouve être francophile. Pour combler leur déficit de légitimité, pour consolider leur statut social et pour bénéficier ou préserver des privilèges de toutes sortes, les bureaucrates et les technocrates ont incontestablement constitué les agents actifs du pouvoir. Par ailleurs, le rôle du bureaucrate est, par intérêt, de servir de hauts responsables en justifiant le pouvoir en place et en défendant sa légitimité. Ainsi, dans une société dépourvue d'espaces de liberté, les pratiques administratives et politiques non démocratiques contribuent à accroître l'exclusion et al-hogra c'est à dire le mépris des citoyens par les bureaucrates et les représentants de l'Etat. On arrive ainsi à une situation curieuse où ce n'est pas l'administration qui est au service du citoyen comme cela devrait être le cas, mais c'est le citoyen qui est à la merci du bureaucrate. Ce qui ouvre la voie à la corruption, aux passe-droits (qui défient le droit et la justice), à l'impunité et à toutes sortes d'injustices. L'ensemble de ces facteurs a conduit à l'effondrement du respect de l'autorité de l'Etat dès le milieu des années 1970 comme nous allons le voir plus loin.
Le coup d'Etat de 1965 a permis à Boumediène de stabiliser, puis consolider la bureaucratie dans le cadre d'une politique de contrôle par l'Etat de tous les secteurs d'activité économique, sociale, culturelle et administrative dans le but de renforcer son pouvoir sans partage. Sur le plan interne, le régime utilise le socialisme de façade comme gage pour la construction d'une société égalitaire pour anesthésier le peuple algérien qui a toujours été sensible à la justice sociale, à la liberté et à la dignité. La rente pétrolière sert de combustible pour alimenter le projet socialiste, basé sur l'étatisation de l'économie et sur la distribution d'avantages sociaux, pour cacher les problèmes réels du pays. En fait, le régime se contente d'octroyer avec paternalisme des projets conçus bien loin des citoyens. Pour la mise en œuvre de ses projets, le pouvoir utilise des subterfuges et de gros moyens pour, selon la formule consacrée, « mobiliser » selon les cas des travailleurs, des étudiants ou des paysans. Mais en même temps, le pouvoir n'hésite pas à freiner ou à réprimer tout mouvement revendicatif ou toute action politique qui tendrait directement ou indirectement à conduire à un partage du pouvoir, si minime soit-il. Boumediène est un homme secret, froid, prudent, méfiant, austère et autoritaire. Il a incontestablement des qualités de chef. Très intelligent et doté d'une excellente mémoire, Boumediène a une haute idée de lui-même. Il ne croit ni en la démocratie ni aux vertus du peuple. Il n'accepte jamais la critique si constructive soitelle. Il pense qu'il est le mieux placé pour décider du sort du peuple algérien. Paternaliste, il se pose en tuteur du peuple. Il a des ten-dances fascisantes. 76 J'avais connu Boumediène pendant la guerre de libération nationale entre 1959 et 1962. Je continuais à le voir régulièrement après l'indépendance non seulement lorsque j'exerçais les fonctions de wali entre 1963 et 1965 mais même plus tard. Je le rencontrais de manière informelle soit chez lui soit à son bureau jusqu'en 1967 lorsqu'il s'est brouillé avec le colonel Tahar Zebiri, alors chef d'état-major et avec Ali Mendjeli, membre du conseil de la révolution. Pour réaliser ses ambitions, Boumediène s'appuie sur un groupe restreint d'hommes de confiance qui constituent le noyau dur du régime, sur des technocrates et sur l'assistance technique étrangère pour concrétiser sa révolution industrielle. S'agissant du capitalisme, Boumediène est impressionné par les progrès scientifiques et techniques, l'efficacité organisationnelle et productive ainsi que par le niveau élevé de développement économique et par le bien-être social réalisés par les pays industrialisés et dont il souhaite faire bénéficier son pays, fût ce au prix de raccourcis. Mais il rejette les inégalités économiques et sociales prononcées générées par ce système. Ce sont ces trois dimensions culturelle (appartenance à la civilisation arabo-musulmane), politique (influence communiste) et économique et technique (influence capitaliste) qui inspirent à Boumediène le « socialisme spécifique » pour l'Algérie dont il rêve de faire une puissance et l'exemple pour le Tiers Monde. Sûr de lui, seul maître à bord et contrôlant tout, Boumediène pense réaliser son projet de société en s'appuyant sur des technocrates. C'est dans ce contexte que Boumediène a permis à une élite formée à l'école coloniale de s'installer pour de bon dans des postes de commande dans tous les secteurs d'activité. Nous verrons plus loin comment ce mélange explosif qui a miné l'Algérie indépendante et ses institutions va conduire le pays vers la ruine. Cela a été ainsi parce que le modèle de développement choisi était inadéquat et que l'Etat rongé par la médiocrité, l'opportunisme et la corruption, n'a pas été en mesure d'apporter des solutions appropriées aux multiples problèmes du sous-développement. En effet, Boumediène refuse d'inscrire les valeurs islamiques dans son projet et se méfie du mouvement islamique qu'il réussit à circonscrire et à neutraliser. Conscient de l'attachement du peuple algérien à l'Islam, Boumediène essaye de compenser la séparation de la religion et de la politique par le feu vert donné au ministère de l'Education pour inscrire la religion dans les programmes scolaires et par l'inscription dans la Constitution de 1976 du principe selon lequel « l'Islam est la religion de l'Etat ». S'agissant de la modernisation du pays, Boumediène s'appuie sur la bureaucratie pour réaliser son projet. L'industrialisation ainsi que le renforcement de l'étatisme par des nationalisations intervenues dans les domaines industriel, financier et minier et par la création de sociétés nationales publiques ont permis à Boumediène de renforcer son pouvoir autoritaire et à la bureaucratie de proliférer dans son sillage. Mohamed Harbi a bien décrit ce phénomène en soulignant que « le caractère militaire de la centralisation est multiplié par l'exode, depuis 1967, de cadres supérieurs de l'armée vers les ministères et les sociétés de l'Etat. La prolifération des couches bureaucratiques, économiques, militaires et policières s'est accomplie sur une toile de fond dominée par une grande mobilité sociale et la ruralisation des villes, deux phénomènes propices à la manipulation des aspirations du peuple et au pouvoir incontrôlé de l'Etat propriétaire »77. 77 Mohamed Harbi, Le FLN, mirage et réalité, op. cit., p. 379.
6.3. L'armée et les services de sécurité Déjà bien avant l'indépendance, Boumediène s'est appuyé sur l'armée pour accéder au pouvoir. Mais, après le coup d'Etat de juin 1965, Boumediène a pris la précaution de ne pas impliquer directement l'armée et les services de sécurité dans l'exercice du pouvoir. En d'autres termes, il a utilisé l'armée et les services de sécurités pour consolider son pouvoir personnel mais sans les associer au processus de prise de décision dans les domaines politique et économique. Si Boumediène est respecté et craint par l'armée et les services de sécurité, il est indéniable que c'est avec sa bénédiction que la mainmise du « parti français » sur ces deux institutions a été opérée et ce dés l'indépendance de l'Algérie. Ceci contribuera à faciliter leur progression et l'extension de leur influence à de nombreux secteurs en vue d'assurer le contrôle effectif des appareils. 6.3.1. L'armée En 1962, les « déserteurs » de l'armée française comptent parmi les plus proches collaborateurs de Boumediène. Une fois nommé vice-président du Conseil et ministre de la Défense en septembre 1962, il nomme Abdelkader Chabou (lieutenant de l'armée française 4 ans auparavant) au poste de secrétaire général du ministère de la Défense nationale. Le poste sensible de directeur du personnel est confié à Lahbib Khellil, ex-sous-lieutenant de l'armée française, 3 ans auparavant. La quasi-totalité des directions centrales du ministère de la Défense a été réservée aux « déserteurs » de l'armée française. Ainsi, dès 1962, avant même que le sang des chouhada (martyrs) n'ait séché et que les plaies causées par une des plus farouches guerre du siècle ne se soient cicatrisées, l'ANP (l'armée nationale populaire) se trouve de fait et de droit sous le contrôle d'une quinzaine d'officiers les moins gradés de l'armée française (lieutenants et sous-lieutenant) où ils se trouvaient trois à quatre années seulement auparavant. Quelle jolie promotion. Ce groupe de « déserteurs », dont les plus actifs sont Larbi Belkheir, Khaled Nezzar, Mostepha Cheloufi, Benabbas Gheziel, Salim Saadi, Mohamed Touati et Mohamed Lamari, est dirigé par Abdelkader Chabou et Slimane Hoffman78. Le premier est discret, courtois, rancunier et sournois. Le second, plutôt effronté, a un caractère exubérant et une ambition envahissante. 78 J'ai eu l'occasion de connaître personnellement ces deux chefs de file entre 1959 et 1962 aux frontières algéro-tunisiennes. Le plan de ce groupe mis en œuvre dès 1962 comporte avec effet immédiat 4 volets : • Démobilisation rapide, massive et sans préavis des officiers et sous-officiers maquisards nationalistes. Pour activer cette démobilisation et se débarrasser des maquisards, on a eu recours à toutes sortes de combines telles que la remise d'une aide pécuniaire importante, le recasement dans des activités commerciales (en mettant à la disposition des démobilisés un café ou un restaurant ou un fonds de commerce quelconque, déclaré « bien vacant » après le départ des Européens) ou dans l'appareil du parti FLN ou encore dans l'administration (dans des postes subalternes). Dans tous les cas de recasement, l'ancienneté des maquisards est prise en compte ainsi que d'autres avantages matériels ou mesures incitatives pour encourager le départ rapide des maquisards de la jeune armée algérienne. • Intégration automatique dans l'ANP d'officiers et de sous-officiers encore en service dans l'armée française après l'indépendance avec sauvegarde de leur ancienneté et de leur plan de carrière. Certains officiers, comme par exemple, le colonel Djebaïli et le commandant Bouras qui n'ont rejoint l'ANP qu'en 1968 ont aussitôt reçu des affectations dans des postes importants d'encadrement, comme nous l'avons précédemment signalé au chapitre 4. • Formation militaire. Le programme de formation des différentes écoles militaires et de l'école nationale des ingénieurs et techniciens de l'armée (ENITA), héritées de la période coloniale, a été mis au point et suivi, après l'indépendance, par des officiers instructeurs français au titre de la coopération technique. Cette politique de formation militaire mise en œuvre avec le concours d'officiers français vise bien entendu à créer les conditions de leur relève, un relais durable grâce à la reproduction de jeunes cadres militaires algériens dans le moule français. Cette politique de formation militaire d'orientation française a été renforcée, dès le début des années 1970, par l'envoi d'officiers de l'ANP (notamment des « déserteurs » de l'armée française et quelques officiers nationalistes tels que Liamine Zeroual et Madjdoub Lakhal Ayat) à l'école de guerre de Paris, après avoir fait l'école d'état-major de Moscou au milieu des années 1960. • Organisation du ministère de la défense et de l'armée. Les « déserteurs » de l'armée française se sont taillés la part du lion dans la répartition des directions centrales du ministère de la Défense dont ils ont conçu d'ailleurs l'organigramme. Boumediène les a propulsés à de très hautes fonctions au nom de la soi-disant compétence et de la technicité. Le vrai grand patron du ministère est incontestablement son secrétaire général, Abdelkader Chabou. A l'occasion de chaque promotion d'officiers, Boumediène récompense à la fois les « déserteurs » de l'armée française et les anciens moudjahidine dans un savant dosage. Mais lorsque l'on regarde de près les attributions des uns et des autres, ce mécanisme équilibreur ne représente qu'un équilibre de façade, puisqu'il est incontestablement en faveur des anciens de l'armée française. En fait, le commandement réel de l'armée se situe au niveau du ministère de la Défense nationale et non dans les régions militaires et dans les secteurs où les postes sont plutôt honorifiques. 79 Le commandement de la 1ère Région militaire (jugée stratétégique puisqu'elle couvre, outre la capitale, l'Algérois et la grande Kabylie) a été confié au commandant Said Abid. Dès 1962, Boumediène se décharge de la gestion de ce ministère stratégique sur son secrétaire général, Abdelkader Chabou, auquel il fait confiance. A fortiori, lorsque Boumediène cumule depuis juin 1965 les fonctions de chef d'Etat et de ministre de la Défense, les attributions du secrétaire général se sont considérablement accrues au point où ce dernier siège au conseil des ministres. Donc l'organisation, la gestion et le fonctionnement de l'armée relèvent directement du secrétaire général du ministère de la Défense. Après la mort « accidentelle » de Chabou en 197180, c'est Abdelhamid Latrèche, « déserteur » de l'armée française mais connu pour son patriotisme qui lui succède jusqu'à la mort de Boumediène. 80 Un cadre supérieur (dont je ne peux révéler le nom pour des raisons évidentes de sécurité), associé aux travaux d'analyse des débris de l'hélicoptère, officiellement « accidenté », qui transportait Chabou et ses compagnons, m'a confirmé en son temps que l'équipe, chargée de l'investigation a trouvé des traces d'explosifs dans ces débris et a conclu à l'attentat. Par ailleurs, d'après des sources sûres, très proches du chef de l'Etat, le Président Boumediène a eu des informations sur l'imminence d'un coup d'État fomenté contre lui par la France. Il a aussitôt déduit que le coup ne pourrait venir que de Abdelkader Chabou, ancien « déserteur » de l'armée française, son homme de confiance, à qui il a précisément confié le fonctionnement du ministère de la défense et le commandement de l'armée depuis l'indépendance. Il convient de faire un rapprochement entre cette tentative de coup d'État, avorté à temps, et les deux tentatives d'assassinat du roi Hassan II organisées par le général Oufkir, ancien officier de l'armée française, dont la première a eu lieu au Palais de Skhirat en juillet 1971 et la seconde en 1972 avec l'attaque du Boeing royal en plein ciel par six chasseurs de l'armée marocaine. Ces informations accréditent la thèse de l'empoisonnement de Boumediène en 1978, soutenue par certains boumediènistes. C'est, en effet, quelques années après la mort de Boumediène que le contrôle total de l'armée par les « déserteurs » de l'armée française a été effectif. C'est en 1990 que s'est confirmé pour moi et quelques amis le début de la fin de la carrière politique de Chadli Bendjedid qui a commis l'imprudence de les nommer tous à des postes aussi stratégiques sans contre poids quelconque.
81 Pour plus de détails, cf. Mémoires du général Khaled Nezzar, pp. 224-230 (Alger: Chihab, 1999). 6.3.2.1. La Gendarmerie nationale
83 Le MALG est dirigé par Abdelhafid Boussouf depuis la création du GPRA en 1958. Ce ministère est composé de trois départements chargés respectivement de l'armement, du corps de transmissions et des services de renseignements. Boussouf a réussi à faire du MALG un puissant appareil où toute une génération de cadres disciplinés et conformistes ont été formés. Ces cadres dirigés d'une main de fer « sont en majorité des enfants de fonctionnaires du protectorat marocain » liés à la France comme le note si justement Mohammed Harbi dans son livre Le FLN, mirage et réalité, op. cit., p. 314. 6.3.2.3. La Direction générale de Sûreté nationale les relations soutenues des responsables de la DGSN avec les services spéciaux français sont bien connues dans les allées du pouvoir. Ainsi, depuis 1994, l'ensemble des services de sécurité se trouve sous le contrôle de l'armée ne laissant au chef de l'Etat que les services parallèles relevant de la Présidence de la République et qui n'ont pas l'envergure des trois services ci-dessus mentionnés. 84 Selon le Mouvement algérien des Officiers libres (MAOL), Ali Tounsi, fils d’un officier de l’armée française établi au Maroc, a été arrêté au maquis dans la wilaya V (Ouest algérien) et a été intégré en 1960 au sein du commando « Tempête » dit « Georges » de l’armée française, composé de « supplétifs récupérés » opérant sous les ordres de l’officier français De Saint Georges. Cf. Internet du MAOL : www.anp.org. 6.3.2.4. La gestion opaque des services de sécurité a) L'élimination politique des responsables de l'ALN 87 Le groupe de Oudjda est constitué au départ de Kaid Ahmed, Abdelaziz Bouteflika, Chérif Belkacem, Ahmed Medeghri et Tayebi Larbi. Les anciens chefs de l'ALN ont été éliminés par étapes. Certains, comme le commandant Ali Mendjeli, le colonel Salah Boubnider et le colonel Youssef Khatib sont écartés en 1967 du conseil de la révolution, instance suprême du pays, où ils siègent depuis le coup d'Etat de 1965. D'autres, comme le colonel Tahar Zebiri, alors chef d'état-major de l'ANP, et le colonel Saïd Abid, alors chef de la première région militaire, tous deux membres du conseil de la Révolution et connus pour leur opposition au groupe de Oudjda, sont victimes d'une machination diabolique de la Sécurité militaire et sont amenés à tenter de renverser Boumediène par la force en décembre 196788. Après l'échec de leur tentative de coup d'Etat, le premier a fini par prendre le chemin de l'exil et le second est victime d'un meurtre maquillé en suicide, exécuté par un ancien officier de l'armée française dépêché à Blida (siège de la 1ere région militaire) par Boumediène et Chabou. D'autres encore, comme le colonel Abbas de la wilaya V, alors commandant de l'Ecole militaire interarmes de Cherchell et membre du conseil de la révolution, connu pour ses différends politiques avec Boumediène, perd la vie dans un « accident » de la route entre Cherchell et Alger en 1968. En outre, le pouvoir lance à partir de 1968 une opération corruptrice destinée à ligoter certains chefs de l'ALN déjà politiquement écartés en vue de les discréditer et de leur fermer à jamais l'espace politique. Il s'agit d'offrir, par la voie du ministère des Finances, à d'anciens responsables de l'ALN une importante aide financière sous forme de crédits en grande partie non remboursables pour se lancer dans des affaires et créer des entreprises. Des facilités de toutes sortes accompagnent ces crédits comme l'octroi d'un terrain à bâtir, l'importation d'équipements et de machines, etc. De nombreux colonels et commandants de l'ALN ont bénéficié de cette aide piège89. Les services de sécurité ont été par la suite chargés de les avilir par la rumeur. La crédibilité politique de ces anciens officiers de l'ALN a été ainsi battue en brèche dans une société égalitaire où le régime proclame de surcroît son attachement au socialisme et à la justice sociale. Le slogan lancé alors par Boumediène lui-même est de « choisir entre la richesse et la révolution ». 88 La sécurité militaire a fait croire au colonel Tahar Zebiri que son arrestation par Boumediène était imminente pour le pousser à la fuite ou à la rébellion et donc à son élimination définitive de l'armée. b) L'extension du champ opératoire des services de sécurité être agréés au préalable par les services de sécurité avant leur nomination par le ministre considéré. Le suivi et la gestion des cadres sont assurés par un département de la Présidence de la République, chargé par ailleurs de la coordination entre les différents service de sécurité. Ce département, géré depuis 1979, par un ex-officier de l'armée française, dispose de pouvoirs discrétionnaires sur l'ensemble des appareils administratifs et économiques du pays. Ce département utilise ses prérogatives exorbitantes soit pour aider les ministres appartenant à la mouvance francophile ou, au contraire, pour gêner ceux qui n'en font pas partie. C'est ainsi que j'ai eu beaucoup de difficultés à faire nommer des cadres supérieurs au ministère de la Planification en 198091. 90 La réglementation prévoit que la nomination par décret des cadres aux hautes fonctions de l'Etat est obligatoirement soumise à une enquête préalable des différents services de sécurité. Mais depuis 1980, le président Chadli décide que les ministres sont tenus de présenter trois candidats (au lieu d'un seul comme précédemment) pour un poste, pour augmenter la marge de manoeuvre de la Présidence de la République dans le choix des cadres. Cette nouvelle procédure a mis au grand jour les désaccords entre les différents services de sécurité sur l'appréciation des cadres, chaque service voulant placer « ses » cadres. L'absurdité, dans cette lutte d'influence, a été poussée au point qu'un candidat est rejeté par un service avec force d'arguments sur son incompétence et sa malhonnêteté alors qu'il est défendu par un autre service pour son intégrité et sa compétence avec des preuves à l'appui. Cependant la Sécurité miliaire reste incontestablement la plus influente à tort ou à raison. 91 Il arrive souvent que lorsque des cadres intégres et compétents mais qui n'ont pas de fil à la patte sont proposés à de hautes fonctions, ils sont rejetés par les services de sécurité et/ou par les services de la Présidence. Ce rejet est fondé non sur l'appréciation des aptitudes professionnelles des candidats aux emplois supérieurs ou sur leur appartenance à un courant politique déterminé, mais pour affaiblir le ministre concerné qui ne fait pas partie du clan francophile. Autrement dit, ce ne sont pas les cadres proposés à occuper de hautes fonctions qui sont personnellement visés par de tels rejets, mais c'est le ministre employeur qui est visé. Les exemples abondent. Mais, je n'en citerai que deux pour illustrer cette situation absurde dont j'ai été victime en 1980 lorsque j'étais ministre de la planification. Concernant le cas de Kamel B., un cadre brillant, consciencieux et infatigable, proposé par mes soins au poste nouvellement créé de directeur général chargé de l'aménagement du territoire, sa nomination a été bloquée pendant plus d'une année sans raison malgré mes différents rappels. Finalement, je demande au colonel Gheziel, « déserteur » de l'armée française, alors chef de département à la Présidence, les raisons du blocage de cette nomination. Il me sort son dossier et me répond que Kamel B. ne peut pas être nommé à ce poste parce qu'il s'adonne à l'alcool. Je lui réponds que son fichier n'est pas à jour puisque non seulement Kamel a cessé de boire, mais qu'il pratique régulièrement la prière depuis plus d'un an et que sa conduite est irréprochable. Coincé, le colonel Gheziel me répond que la prière n'est pas un critère pour la nomination des cadres. Il a fallu l'intervention du Président Chadli lui-même pour obtenir la nomination de Kamel
B. c) La rumeur, outil de gestion politique La gestion des ressources humaines, matérielles et financières du pays s'opère dans des cercles fort restreints, dans le secret et dans l'opacité totale. Instrument du pouvoir, le secret est cultivé au plus haut niveau de l'Etat et s'impose dans tous les rouages. Un régime autoritaire et paternaliste exclut, par définition, de sa démarche toute tentative de transparence et de sanction des résultats dans la gestion des affaires publiques. C'est pourquoi, le secret, la rumeur, la manipulation des informations et la désinformation permettent au système d'opérer des montages destinés à éliminer des hommes politiques ou des cadres supérieurs jugés encombrants que l'on donne en pâture à l'opinion publique en fonction de la conjoncture. Tout cela est planifié et exécuté pour détourner l'opinion publique de ses préoccupations réelles et de ses aspirations profondes. Ces montages constituent donc des opérations de diversion qui visent en même temps à « crédibiliser » le régime en donnant l'impression que les actes du pouvoir sont réfléchis, appropriés et justes et répondent aux préoccupations des citoyens. Les services de sécurité sont bien rompus à ce genre d'exercice qui constitue d'ailleurs leur domaine de prédilection. Ils disposent à cet effet de véritables appareils de propagande pour gérer la rumeur en vue de rendre crédibles des choses préfabriquées. Le recours à cette technique a culminé au cours des années 1990 avec l'infiltration et la manipulation des GIA (groupes islamiques armés, appelés d'ailleurs par les connaisseurs de la situation en Algérie « les groupes islamiques de l'armée »). Des tracts diffusés au nom des extrémistes du GIA ont été inspirés et dictés par les services de sécurité. De même, de nombreux attentats attribués au GIA contre des civils innocents, algériens ou étrangers92, contre des intellectuels et contre des journalistes ainsi que des massacres collectifs (comme ceux de Médéa en janvier 1997, ceux de Ben Talha, Rais et Beni Messous93 dans la banlieue d'Alger en août 1997 et janvier 1998 ou ceux de Relizane en janvier 1998) auxquels n'échappent ni femmes, ni enfants, ni personnes âgées sont en fait inspirés, initiés et souvent exécutés par des services, par les « escadrons de la mort », (unités spéciales sous le commandement de l'armée) ou des milices créées par le gouvernement et équipées par l'armée depuis 1994. Ils le font notamment pour diaboliser l'Islam 92 Une personnalité française m'a affirmé, en 1996, que le Président Chirac a fait parvenir un message au Président Zeroual, juste après les élections présidentielles algériennes de novembre 1995, par lequel il l'informe, entre autres, que la France n'acceptera plus jamais que les services de la Sécurité militaire algérienne organisent désormais des attentats en France comme ils l'ont fait dans le métro de Paris et ailleurs en 1995. Comme par hasard, depuis 1996, il n'y a eu aucun attentat soit disant islamiste en France. et discréditer les islamistes. Ils le font également pour se venger du FIS et terroriser94 ses militants et ses sympathisants, puisque les victimes de ces massacres sont des gens pauvres dont le seul crime est d'avoir voté en faveur du FIS aux élections communales en juin 1990 et aux élections législatives en décembre 199195. La politique de la rumeur a dépassé les limites de l'horreur. Tout est permis pour une poignée de généraux pour se maintenir au pouvoir par la force et la violence. Si Boumediène dont se réclament ces généraux était encore là, l'Algérie n'aurait jamais été embarquée dans une aventure aussi ignoble pour la simple raison qu'il ne leur aurait jamais confié en même temps les postes de ministre de la Défense qu'il a toujours gardé jusqu'à sa mort, de chef d'étatmajor de l'ANP (resté vacant depuis 1967 à la suite de la rébellion de son titulaire Tahar Zebiri), de secrétaire général du ministère de la Défense et de responsable de la Sécurité militaire. 94 Redha Malek, alors Premier Ministre, a déclaré en 1994 qu'il est temps que « la peur change de camp », voulant dire qu'il faut transférer la terreur dans le camp des islamiste et a annoncé, juste après, la création des milices pour entreprendre cette sale besogne. En fait, Redha Malek n'a fait que paraphraser Charles Pasqua, ministre français de l'intérieur alors en fonction, qui a déclaré quelque temps avant lui qu'il « faut terroriser les terroristes » c'est à dire les islamistes. Cependant, la consolidation des acquis de hizb França ne s'est pas limitée seulement à la conquête de l'armée et des services de sécurité, mais s'est également étendue à d'autres secteurs stratégiques où Boumediène a placé des fidèles depuis les années 1960, constituant le noyau dur du régime.
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