AUX ORIGINES DE LA TRAGEDIE ALGERIENNE (1958-2000) Témoignage sur hizb França

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IV. LA CONSOLIDATION DU GROUPE DES « DESERTEURS » DE L'ARMEE FRANÇAISE

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8. L'offensive des « déserteurs » de l'armée française pour la prise du pouvoir (1979 - 1988)



8.1. Introduction

 

La « maladie » puis la mort de Boumediène en décembre 1978 ont exaspéré la lutte des clans pour sa succession. L'élimination des deux concurrents (déclarés) alors en lice, Abdelaziz Bouteflika, candidat très proche de la France, et Mohamed Salah Yahiaoui, représentant de la mouvance arabo-musulmane (courant fortement majoritaire en Algérie) permit l'émergence d'un candidat de compromis, le colonel Chadli Bendjedid, alors chef de la 2ème région militaire (Oran). Le choix d'un candidat (à la présidence de la République) plutôt insensible à l'idéologie, loin d'Alger, et étranger aux intrigues politiques avait suscité au départ beaucoup d'interrogations. S'agissait-il d'un candidat de transition qui serait politiquement éliminé 6 ou 8 mois après son élection comme le laissaient alors entendre certains dirigeants ? Ou bien allait-il inaugurer une ère nouvelle, porteuse d'espoir ?
Le premier mandat du Président Chadli Bendjedid (février 1979 - janvier 1984) peut-être considéré comme globalement équilibré et positif. Ceci est très probablement dû à deux facteurs, entre autres :

• Au cours de cette période, le nouveau Chef de l'Etat s'informait, dialoguait, confrontaient les idées en organisant des débats autour de lui sur des thèmes ou des questions internes ou externes considérées alors d'actualité. En un mot, il écoutait beaucoup avant de prendre une décision. Comme il avait beaucoup de bon sens, ses décisions étaient souvent équilibrées et prenaient en compte l'essentiel des questions débattues de manière contradictoire en sa présence.

• L'augmentation inattendue des prix de pétrole a atteint entre 1979 et 1982 des niveaux sans précédant et a permis à l'Algérie de disposer d'importantes recettes d'exportation variant entre 13 et 14 milliards de dollars par an. L'amélioration de la situation financière ainsi que les réformes économiques lancées dès 1980 ont permis d'enregistrer des progrès économiques et sociaux importants. Ceci a contribué à renforcer davantage la cohésion et la paix sociales au cours de cette courte période.

Les dérapages ont commencé après le début de son deuxième mandat, en janvier 1984. Le Président Chadli Bedjedid s'est alors coupé de ses principaux ministres, du parti FLN et de la base de la société en s'isolant et en s'en remettant presque exclusivement à son entourage immédiat. C'est au cours de cette phase que Larbi Belkheir, qui serait par ailleurs très proche des services spéciaux français, avait réussi à contenir le Chef de l'Etat dans une tour d'ivoire en confortant sa position personnelle et en renforçant son clan, hizb França non seulement au sein de l'ANP, mais aussi dans les services de sécurité (civils et militaires) et dans l'administration tant au niveau du gouvernement (où il comptait de nombreux fidèles dans les postes stratégiques) qu'au niveau des wilayate et des ambassades où il arrivait à faire nommer walis, ambassadeurs, consuls etc.

Le secteur le plus stratégique, l'ANP, était bien entendu la cible privilégiée de Larbi Belkheir qui se serait lancé, dès le début des années 1980, dans la préparation des conditions de prise de pouvoir au profit de son clan, hizb França. Ce clan agissait méthodiquement et par étapes successives pour ne pas éveiller les soupçons du Président de la République, qu'il prétendait servir « loyalement » et pour arriver le moment venu, à disposer du pouvoir, de tout le pouvoir.
Le représentant du clan hizb França, Larbi Belkheir, a bénéficié de la confiance de Chadli Bendjedid et des postes stratégiques qu'il a occupés au titre de secrétaire général de la Présidence de la République entre 1980 et 1984, puis entre 1989 et 1991, et de directeur de cabinet de Chef de l'Etat entre 1984 et 1989 pour mettre en œuvre, de manière discrète, méthodique et inexorable la stratégie de prise de pouvoir.

Quelques faits importants dont j'ai été témoin méritent d'être rappelés à titre d'illustration : le glissement du pouvoir de décision du Président de la République au profit de son entourage, l'élimination du général major Mostefa Benloucif, les événements d'Octobre 1988 et l'instauration de la démocratie de façade.

 

 


8.2. Glissement du pouvoir de décision du Chef de l'Etat au profit de son entourage

 

Le processus de glissement du pouvoir de décision du Président de la République au profit de son entourage immédiat s'est réalisé en deux temps : entre 1980 et 1983 et entre 1984 et 1988 comme nous allons le voir maintenant.

 

8.2.1. Période février 1979 - décembre 1983
Comme cela a été dit plus haut, le premier mandat (février 1979décembre 1983) s'est globalement bien passé pour le président Chadli Bendjedid grâce à l'esprit d'équipe qui a alors prévalu, à certaines performances économiques positivement enregistrées sur le terrain et à des succès diplomatiques remportés sur le plan international. Au cours de cette période, le président Chadli semblait do-miner la scène politique et décidait en dernier ressort.

Mais c'est aussi au cours de cette période que les anciens de l'armée française ont lancé sournoisement leur offensive, en occupant progressivement le terrain au plus haut niveau. C'est ainsi, qu'en 1979, le commandant Larbi Belkheir est désigné à la Présidence de la République comme coordinateur des services de sécurité, poste très sensible et nouvellement créé. Puis en 1980, Larbi Belkheir remplace Abdelmalek Benhabylès comme secrétaire général de la Présidence et cède son poste au commandant Abbès Gheziel, lui aussi ancien « déserteur » de l'armée française.
C'est à la suite de ces deux nominations que j'ai perçu l'ampleur du danger et du piège dans lequel Chadli Bendjedid est tombé. J'avais alors alerté quelques colonels nationalistes que j'avais connus au cours de la guerre de libération. Puis j'avais aussi attiré l'attention du Président Chadli lui-même sur les conséquences fâcheuses que pourrait entraîner sur l'Algérie la nomination de ces deux individus à de tels postes stratégiques. Il avait répondu avec assurance que ces deux officiers étaient disciplinés et qu'il n'y avait rien à en craindre. Il était évident qu'il n'allait pas remettre en cause une décision qu'il venait juste de prendre. J'avais insisté sur les liens qui les liaient à la France et sur le fait qu'il s'agissait moins de neutraliser deux officiers ou deux individus que de neutraliser un clan avide de pouvoir. Je concluais que « la décision de mettre fin à leur fonction pouvait être ajournée pour quelque temps mais qu'elle s'imposait tôt ou tard dans l'intérêt supérieur du pays. Sinon, arrivera un jour où Belkheir avec les anciens de l'armée française organiseront un coup d'Etat contre toi ». Il avait rétorqué en souriant que l'armée lui était fidèle et qu'il contrôlait parfaitement la situation.

Bénéficiant de la confiance du chef de l'Etat, Larbi Belkheir127 en profitait pour renforcer son clan, soit à propos de l'avancement des anciens de l'armée française et de leur promotion à des postes de responsabilité au sein de l'armée et du ministère de la Défense, soit à propos de la nomination de ministres et de hauts fonctionnaires, au niveau national (directeurs généraux de ministères, directeurs généraux de sociétés nationales, etc.) ou régional (walis, chefs de daïra, etc.).
En collaboration avec les services de sécurité, et à l'aide d'appareils au sein de la Présidence et ailleurs, il utilisait la tactique de la guérilla et du harcèlement permanent pour déstabiliser des officiers de l'ANP et des hauts fonctionnaires, des ministres, des walis, des ambassadeurs et des hauts fonctionnaires connus pour leur intégrité et leur dévouement à l'intérêt général et qui refusent de se subordonner à son clan.

Cette politique de déstabilisation visait à amener le Président Chadli Bendjedid à se débarrasser d'hommes politiques proches de lui ou à éloigner de hauts fonctionnaires intègres, ou qui pensent et agissent différemment du clan. La tactique utilisée à cet effet est variée. Souvent, elle est centrée sur des attaques personnelles destinées à discréditer et à affaiblir les victimes, à travers des cassettes audio (conversations téléphoniques) ou vidéo confidentielles se rapportant à la vie privée des personnes visées, soit à travers la « rumeur » bien orchestrée, soit encore à l'occasion de l'examen d'une question particulière en Conseil des ministres, ou encore, lors de la réunion annuelle des cadres supérieurs. Dans ce cadre, les attaques contre des hommes politiques prennent la forme « technocratique » d'un rapport préparé par le cabinet du Président de la République, et basé sur une argumentation tendant à faire rejeter par le Chef de l'Etat une décision, une idée ou une action déterminée proposée par un membre du gouvernement ciblé. Parfois le secrétaire général provoque des réunions restreintes à la Présidence de la République, présidées par le chef de l'Etat, regroupant 3 ou 4 ministres pour discuter d'une question relative à la gestion d'un ministre déterminé, candidat à la déstabilisation.

Ce genre de réunion constitue souvent une occasion pour le Président Chadli de formuler des critiques bien précises (préparées par le cabinet) se rapportant à un aspect bien particulier de la gestion du ministère concerné. Dans ce contexte, il convient de préciser la différence d'approche du chef de l'Etat et de son cabinet. Pour le Président Chadli, sincère et de bonne foi, il s'agissait de mettre en garde le ministre concerné contre d'éventuelles dérives pour l'amener à prendre des mesures appropriées en vue d'améliorer la gestion de son département ministériel. Mais pour le cabinet présidentiel, il s'agissait de harceler des ministres ciblés pour provoquer leur départ ou leur ralliement à leur cause. Des attaques de ce type continuent de manière régulière pendant des années jusqu'à l'éloignement des personnalités visées ou tout au moins jusqu'à leur déconsidération, parce que ces attaques « argumentées » et répétées finissent par convaincre le Président Chadli que les ministres incriminés ne sont pas à la hauteur. Une des techniques également utilisées par le cabinet présidentiel consistait à affaiblir certains membres du gouvernement, ou à les décourager en leur refusant des moyens humains ou matériels qu'ils réclamaient.

127 Larbi Belkheir, fils de caïd, est né en 1938 dans la région de Tiaret. Il a fait l’école des enfants de troupes de l’armée française. Entre 1958 (date à laquelle il a rejoint le FLN en Tunisie, puis l’ALN aux frontières algéro-tunisiennes) et 1962, il n’a pas tiré une seule cartouche contre les troupes coloniales françaises. Il appartient à une famille connue pour ses attaches particulières avec la France.

Au total, l'action du cabinet présidentiel se résume d'une part à promouvoir dans toutes les directions et à tous les niveaux, de manière constante, des cadres qui leur sont fidèles et, d'autre part, à entreprendre une campagne systématique de dénigrement et de malveillance à l'encontre de ceux qui n'appartiennent pas à leur clan, ou qui refusent leur tutelle. Ce travail de sape se présente sous le couvert de rapports « techniques », de dossiers « savamment » préparés et de « conseils » se rapportant à des questions ponctuelles présentées régulièrement au chef de l'Etat.
A ce propos, il importe de rappeler qu'il existe une différence fondamentale entre le style de gouvernement de Boumediène et celui de Chadli. La période de Boumediène est caractérisée par le pouvoir personnel et le culte de la personnalité. Boumediène avait une vision claire du pouvoir. Il ne s'intéressait qu'aux aspects essentiels de l'activité gouvernementale. Il laissait à ses ministres l'entière liberté de conception et d'action et n'intervenait jamais dans les détails de gestion quotidienne de leur département ministériel. Il s'appuyait sur l'armée et les différents services de sécurité pour conforter son pouvoir, en prenant la précaution de ne jamais les associer à ses décisions, et en les tenant à l'écart des principales activités politiques. Boumediène posait pour l'Histoire. Au plan interne, son ambition était que l'Histoire le considérât comme un très grand dirigeant, sinon le plus grand dirigeant que l'Algérie ait connu.

Au plan international, il souhaitait s'imposer comme leader incontesté du Tiers Monde.
Chadli Bendjedid avait une personnalité complètement différente. Ni idéologue, ni stratège, il n'était pas doté d'une ambition particulière à l'égard de son pays ni à fortiori vis-à-vis du reste du monde. Il paraissait plutôt humain, simple, décontracté et préoccupé par les questions quotidiennes du pays dont il voulait améliorer la situation économique et sociale. Mais pragmatique, concret et réaliste, il n'avait jamais eu l'ambition de régler l'ensemble des problèmes de l'Algérie comme en rêvait Boumediène. Il n'avait pas une vision globale et cohérente des exigences de développement mais plutôt des visions tronquées et fragmentées.

 

8.2.2. Période janvier 1984 - décembre 1988
Plutôt tacticien, Chadli Bendjedid a vite pris goût au pouvoir. Contrairement à Boumediène qui tenait personnellement toutes les ficelles du pouvoir, Bendjedid pensait qu'il pouvait renforcer son

pouvoir en se déchargeant de certaines de ses prérogatives constitutionnelles sur son entourage immédiat, notamment depuis janvier 1984.

8.2.2.1. Le clan Belkheir
En confiant à ses proches collaborateurs, en particulier Larbi Belkheir, une mission politique qui dépasse largement leurs prérogatives administratives, le Président Chadli s'était en fait piégé luimême. Il ne pouvait pas s'en douter parce qu'il faisait précisément trop confiance à Larbi Belkheir. Profitant de cette confiance, Larbi Belkheir s'appliquait à renforcer progressivement son clan dans tous les domaines et aux échelons les plus élevés possibles. Par délégation du chef de l'Etat, il s'occupait pratiquement des ministères de la Défense, de l'Intérieur, de l'Information, de la Culture et de l'ensemble des services de sécurité tout en contrôlant des ministères tels que celui des Finances, du Commerce, etc. ainsi que des sociétés nationales, dont il arrivait à faire nommer les directeurs généraux. Ce gigantesque travail, il ne l'entreprenait pas seul. C'était l'affaire de tout un clan qui s'appuyait sur des cadres et des techno-crates qui leur étaient dévoués.
Dès janvier 1984, il réussit à isoler le Président Chadli du Premier Ministre, du Président de l'APN et du responsable du Secrétariat permanent du FLN, dont le chef de l'Etat était le secrétaire général.
Pour mener en toute quiétude son travail de « minage », Belkheir occupait Chadli Bendjedid par des questions internationales et de détails négatifs liés à la gestion quotidienne de ministères, de sociétés nationales, de wilaya ou d'ambassades dont il voulait se débarrasser des titulaires, en prenant bien soin de cacher les bêtises et la stupidité des décisions des ministres et de hauts fonctionnaires proches de lui. Il préparait à cet effet des « dossiers » et des fiches.

A telle enseigne que dans ses « orientations » présentées à la fin des travaux de Conseils des ministres, le Président Chadli se plaisait à signaler certaines insuffisances relevées ici ou là par lui-même en sermonnant les ministres concernés et en leur demandant de ne plus voir de telles situations se reproduire. Tantôt il s'agissait de 2 ou 3 engins de travaux publics immobilisés pendant plusieurs jours en bordure de la route près de Dely Brahim (Banlieue sud d'Alger), tantôt il s'agissait d'étudiants envoyés par le ministère de l'Enseignement supérieur pour poursuivre des études à l'étranger alors qu'ils ne remplissaient pas les critères requis, en fournissant à l'appui des statistiques d'étudiants « irréguliers ». Dans d'autres cas, il signalait qu'un autobus (de la compagnie algéroise de transports publics) était utilisé par son conducteur à des fins personnelles pour rentrer chez lui le soir etc. Ou bien il reprochait à tel ou tel ministère de disposer d'une coopérative de consommation dont il ordonnait aussitôt la fermeture sous prétexte que l'on y trouvait tous les produits au moment où le pays souffrait de pénuries chroniques de biens de consommation, etc.
Il préparait à cet effet des « dossiers » et des fiches. Il donnait ainsi l'impression au chef de l'Etat qu'il était au courant de tout, et que cette disponibilité était au service du Président de la République et une preuve de son dévouement. Pour camoufler son travail de sape, il adorait répéter en long et en large qu'il était « un commis de l'Etat ».

La confiance et le soutien de Chadli Bendjedid lui avaient permis d'étendre sa sphère d'influence et celle de son clan (hizb França) au parti FLN, aux organisations de masses et à l'APN (Assemblée Populaire Nationale). Il faisait intervenir les représentants des services de sécurité (Sécurité militaire, DGSN, Gendarmerie nationale) dans le choix des membres du Comité Central du FLN (à l'occasion des différents Congrès) dont ils contrôlaient conjointement entre 55 et 60% des membres. De même, les services de sécurité étaient associés pour le choix des candidats du FLN aux élections législatives. Ce phénomène inconnu du temps de Boumediène a conféré au secrétariat général de la Présidence de la République et aux services de sécurité une prépondérance politique sans précédent dans les annales du pays depuis l'indépendance.
Tout en poursuivant sa stratégie de grignotement des adversaires, Belkheir réussit à élargir la sphère d'influence d'orientation française au fil des années.



8.2.2.2.Le clan Hamrouche

a) L'ascension rapide de Hamrouche
Responsable des services du protocole à la Présidence de la République entre 1977 et 1983 Mouloud Hamrouche est promu secrétaire général du gouvernement en janvier 1984, puis secrétaire général de la Présidence en 1986.
C'est au cours de cette période entre 1984 et 1988 que Hamrouche, très proche des services de sécurité et notamment de Hedi Khediri, alors responsable de la DGSN, a commencé à travailler pour son propre compte pour aller le plus loin possible. Animé d'une ambition démesurée qui dépasse ses capacités intellectuelles et politiques intrinsèques, il tisse des alliances avec un clan au sein du FLN et certaines personnalités politiques. Il utilise ses connaissances au sein du sérail pour avoir l'appui de la France. Même si les deux clans Belkheir et Hamrouche sont connus pour leur esprit de petite chapelle et pour leur orientation française franchement affichée, ils ne se confondent pas. Ils divergent sur la tactique et les méthodes utilisées pour influencer les choix et les décisions du chef de l'Etat dans le sens de leurs ambitions personnelles respectives.

Militant convaincu du socialisme à la mamelle et partisan farouche de l'industrialisation de prestige, Hamrouche s'est finalement converti au libéralisme lorsqu'il s'est rendu compte que l'option libérale, chère au Président Chadli, est incontournable. Chacun des deux clans essayait de conforter sa propre position du mieux qu'il put en rêvant à de plus hautes fonctions, les plus élevées possibles.
128 Mouloud Hamrouche rejoint le maquis en 1958 à l'âge de 14 ans. Vu son jeune âge, il a été aussitôt envoyé en Tunisie. Là, son frère aîné, Mahmoud rédacteur à El Moudjahid, organe du FLN en langue arabe, le place dans un centre de formation professionnelle pour quelque temps avant de l'envoyer à l'Académie militaire de Bagdad (Irak). Il revient en Algérie, après l'indépendance, avec le grade de sous-lieutenant et choisit d'être incorporé dans la gendarmerie nationale, fief du « parti français », alors dirigé par le colonel Ahmed Bencherif, lui-même « déserteur » de l'armée française. Entre 1977 et 1983 il assure les fonctions de chef des services du protocole présidentiel en succédant à Abdelmadjid Alahoum, « déserteur » de l'armée française, nommé secrétaire général de la Présidence de la République en 1977.

Entre 1984 et 1986, Hamrouche a politisé le secrétariat général du gouvernement en s'élevant en censeur courtisé par des ministres, pressés de voir leurs projets de lois ou projets de décrets approuvés par les services du secrétariat général du gouvernement, dont c'était la mission principale. Sa tactique, en tant que secrétaire général du gouvernement, consistait à se mettre en relief en neutralisant de manière sélective et subjective l'action des ministres, qui soumettent à ses services des projets de lois pour appréciation, avant leur examen et leur approbation par le gouvernement, ou des projets de décrets, avant leur signature par le chef de l'Etat et leur publication au journal officiel. Il voulait en outre paraître, aux yeux du Président Chadli, comme le gardien de la Constitution, de la législation et de la réglementation du pays et se présenter ainsi comme un « technocrate » légaliste. Il bloquait ou faisait passer à sa guise les projets de textes à caractère législatif ou réglementaire au gré des alliances. Ceux des ministres qui résistent à son ambition deviennent sa cible et deviennent candidats à la déstabilisation.

C'est ainsi qu'il est arrivé à acquérir l'appui de certains ministres au cours de cette période. Dans cette lutte en sourdine, l'acharnement de ses attaques injustifiées et haineuses contre le Premier Ministre dépasse l'entendement. Il faut avouer qu'il ne manquait pas de culot. Il intervenait sur des dossiers pour lesquels il n'était nullement qualifié avec une effronterie qui l'aidait beaucoup par ailleurs auprès du Président Chadli. Celui-ci pensait avoir trouvé en Hamrouche l'oiseau rare sur qui il pouvait se dégager. Ainsi convaincu de sa fidélité, de son loyalisme et de sa « compétence », le Président Chadli finit par le promouvoir en le nommant au poste stratégique de secrétaire général de la Présidence en 1986.

Au cours de la période 1986-1988, Hamrouche passe à la vitesse supérieure en se préparant sans scrupule au poste de Premier Ministre comme tremplin pour une éventuelle élection présidentielle. Sa tactique consistait à s'appuyer sur des appareils : services de sécurité, appareil du FLN, organisations nationales, ministères stratégiques, etc. sans négliger des contacts informels et discrets en direction de la France. Il entretient des relations privées avec des personnages très proches du Président Chadli, voire avec ses parents et ses beaux-parents, tandis qu'ils n'ont pas forcément des fonctions officielles.

Au niveau de la Présidence, il s'appuie sur un groupe de conseillers initialement recrutés par Larbi Belkheir. Il s'agit, par ordre alphabétique, d'Abdelwahab Bennini (recherche scientifique et technique), M'hamed Boukhoubza (sociologue), Ghazi Hidouci (économiste), Ali Laouar (ancien président du Barreau d'Alger), Ahmed Ouandjila (ancien magistrat). Ils ont été gonflés par Belkheir, qui leur a promis lors de leur recrutement qu'ils n'auraient de comptes à rendre qu'au chef de l'Etat. Mis à part Bennini, et Laouar, tous deux très intègres et très compétents (et qui n'étaient d'ailleurs pas enthousiasmés pour rejoindre la Présidence), les nouveaux conseillers étaient heureux d'être là en attendant d'être ministres.

Hamrouche récupère la plupart des membres de ce groupe de conseillers et commence à élaborer de grandes manœuvres sous forme de pression sur le Président Chadli pour opérer des changements à son profit. Ce clan n'a jamais été animé par une volonté de changement de système ou de politique ni par une volonté réelle de réformes, ni encore moins par un quelconque souci d'amélioration de la situation économique et sociale du pays fondé sur l'intérêt général, comme nous allons le démontrer plus bas. Ce clan s'est fixé comme missions : l'élaboration des décisions du chef de l'Etat, l'évaluation des opérateurs du secteur public et le renforcement du contrôle. Les réformes, entamées en 1980-82 par le ministère de la Planification, ont été reprises à son compte par le clan Hamrouche non par conviction, mais pour en faire un fonds de commerce politique, sachant que le Président Chadli y tenait particulièrement.

En janvier 1984 juste quelques jours après ma nomination comme Premier Ministre, le Président Chadli m'a demandé de lui préparer un projet de décret destiné à élargir les attributions du Premier Ministre, chargé jusque là essentiellement de la coordination de l'action gouvernementale et du suivi des décisions du Conseil des ministres. J'ai invité Hamrouche, alors secrétaire général du gouvernement, à s'associer au Premier Ministère pour élaborer conjointement ce projet de décret, en application des orientations du chef de l'Etat. Il refusa en soutenant qu'une telle initiative était anticonstitutionnelle. Conscient du rôle hostile de Hamrouche, j'ai alors informé le Président Chadli de la mise en place d'un groupe de travail au Premier Ministère pour élaborer le projet de décret en question pour éviter d'être désavoué lorsque le texte lui serait remis à la signature. A ma grande surprise, le Président Chadli, monté par Hamrouche, me répondit qu'une telle démarche anticonstitutionnelle visait à le dépouiller de ses prérogatives. En lui rappelant que c'était son vœu exprimé lors d'une de nos récentes séances de travail, il répliquait sèchement que c'était anticonstitutionnel.

b) L'élaboration des décisions du chef de l'Etat
Dès son premier mandat, le President Chadli a confié au Premier Ministre la charge de préparer les décisions du Conseil des ministres. Depuis 1979, le Premier Ministre organise à cet effet des conseils interministériels auxquels participent uniquement des ministres concernés par l'ordre du jour. Lorsqu'il s'agit de dossiers importants tels que la préparation du plan annuel, de la loi des finances ou la politique des salaires etc., le Premier Ministre convoque l'ensemble des ministres et secrétaires d'Etat pour en débattre avant leur examen en Conseil des ministres, présidé par le chef de l'Etat. Depuis 1986, Hamrouche innove en envoyant en conseils interministériels ses collaborateurs pour représenter la Présidence de la République. Cette innovation permettait au clan Hamrouche de déplacer le centre de décision des ministres vers la Présidence. Petit à petit, fort de la confiance du chef de l'Etat, le secrétaire général de la Présidence devient le passage obligé où se règlent dans le secret, lors de contacts informels, les dossiers de nombreux ministères, en dehors des conseils interministériels dans le dos du Premier Ministre et souvent en contradiction avec le programme du gouvernement pourtant adopté par le conseil des ministres. Ce nouveau système ne repose ni sur une vision cohérente, ni sur une approche globale pour améliorer la situation économique et sociale du pays. Il vise plutôt à donner au chef de l'Etat l'impression d'être entouré d'une « équipe » de conseillers compétents, informés de tout, disposant en permanence de l'initiative de la gestion des dossiers et soucieux de rendre à la Présidence de la République son rôle central dans la prise de décision du gouvernement. Certains conseillers se prêtent à un jeu puéril et éprouvent du plaisir à préparer pour le Conseil des Ministres des décisions inattendues pour surprendre et impressionner les ministres concernés. Ce jeu est cultivé et entretenu par le clan Hamrouche pour flatter servilement

la vanité du Président Chadli. En technocrates arrogants, détenteurs de la vérité, convaincus qu'ils ne peuvent ni se tromper, ni mal agir, ils essayent de désigner des responsables à la vindicte de la Présidence. En aspirant aux postes de ministres, les membres de ce clan se démènent pour déstabiliser le gouvernement129. « Ote-toi de là que je m'y mette » constitue leur devise. Les règlements de compte politiques confortent le Président Chadli dans son rôle de maître du jeu et d'arbitre ultime. Ils contribuent cependant à dévaloriser la fonction politique censée être au profit de l'intérêt général et non des clans et à discréditer ainsi l'Etat et ses institutions.

La soif du pouvoir et la vision totalitaire de ce clan le pousse à étendre ses interventions bien au-delà de la sphère gouvernementale, au niveau des opérateurs économiques et des collectivités locales. « La conférence du développement »130, destinée à procéder à l'évaluation des opérateurs du secteur public, est organisée une fois par an par la Présidence de la République et constitue pour le clan Hamrouche une occasion idéale pour montrer au chef de l'Etat leur zèle et leur connaissance parfaite de l'état des entreprises publiques et des wilayate.

c) L'évaluation des opérateurs du secteur public
Le renforcement du contrôle tous azimuts par le secrétaire général de la Présidence de la République l'éloigne malheureusement des questions stratégiques et des dossiers essentiels du pays, la seule stratégie étant de renforcer la confiance du chef de l'Etat en lui pour aller encore plus loin, vers la cime du pouvoir. Le clan Hamrouche développe l'esprit de délation à cet effet. Tous les moyens
129 Il convient de rappeler dans ce contexte que deux remaniements ministériels ont été opérés en 1986 et 1987 à mon insu, alors que je me trouvais en visite officielle à l'étranger.
130 « Les conférences du développement » regroupent sous la présidence du chef de l'Etat quelques 1 200 cadres supérieurs de l'Etat. Outre l'ensemble des ministres, des secrétaires généraux et des directeurs centraux de tous les ministères, participent à ces conférences les responsables centraux du parti FLN, les responsables des organisations de masse telles que l'UGTA (l'Union générale des travailleurs algériens), l'UNPA (l'Union nationale de paysans algériens), l'UNFA (l'Union nationale des femmes algériennes) etc., les membres du bureau de coordination des 48 wilayate (le bureau de coordination est composé du wali, du responsable local du FLN, du président de l'assemblée populaire de wilaya et du commandant de Secteur de l'armée), tous les directeurs généraux des entreprises publiques industrielles et commerciales, des banques, des assurances, des organismes de service public etc.

sont bons pour recueillir en permanence des informations relatives aux aspects négatifs de la gestion des responsables et des opérateurs du secteur public. Beaucoup d'Energie est consacrée uniquement à la collecte des choses négatives, mais de manière sélective en ciblant les victimes. Non point pour remédier aux insuffisances constatées en vue d'améliorer la gestion, mais pour procéder aux évictions de cadres non acquis au clan et pour promouvoir leurs petits protégés. Des inspections et des contrôles de toutes sortes sont opérés dans les entreprises publiques industrielles et commerciales, les wilayate, les domaines agricoles « autogérés », les offices etc. pour retirer aux cadres ciblés leur emploi sans autre forme de procès. Ces harcèlements sont très prisés à la Présidence de la République où l'on ne soucie guère de la recherche de solutions aux problèmes économiques et sociaux aggravés par la chute durable des prix des hydrocarbures dès janvier 1986.

Les réunions annuelles organisées en « conférences du développement » présidées par le chef de l'Etat sont devenues le lieu privilégié du clan Hamrouche pour renforcer sa position. Des rapports sur la situation économique et sociale des wilayate, ainsi que sur l'état des banques et des entreprises publiques industrielles et commerciales sont présentés lors de ces conférences131. Les rapports des entreprises et des wilayate ciblées par le secrétariat général de la Présidence sont abondamment commentés par le Président Chadli qui dispose à cet effet de fiches détaillées préparées par ses conseillers : des critiques étayées par des faits et des chiffres pour illustrer les carences et les lacunes de gestion des wilayate et des entreprises dont les responsables sont candidats à la déstabilisation. Comme ces conférences sont radiotélévisées, les interventions du Président Chadli ont un grand impact. Il donne l'impression d'être au courant de tout, notamment des problèmes soigneusement cachés par les rapports des intéressés préalablement exposés. Chaque fois, il sort de ces conférences réjoui d'avoir damé le pion aux ministres et aux opérateurs économiques et administratifs qui se trouvent sous leur tutelle. Cela ne règle bien sûr aucun problème de fonds sur le terrain, mais après chaque conférence le staff
131 Une copie de ces rapports est adressée au secrétaire général de la Présidence, un mois avant la date de la « conférence du développement ».

de la Présidence jubile et savoure ostensiblement ses petites victoires. Le fait que le Président Chadli reprenne fidèlement à son compte les arguments que ses « conseillers » ont préparés à son intention constitue à leurs yeux un signe fort de confiance du chef de l'Etat. Cela les réconforte, en attendant d'être ministres un jour.
Ce système policier contribue à étendre le réseau des informateurs et à renforcer le contrôle de la Présidence dans tous les secteurs d'activités. Ainsi, les responsables qui n'ont pas été ciblés lors d'une « conférence du développement », heureux d'avoir échappé à la vindicte du pouvoir, comblent par la suite le secrétaire général de la Présidence de rapports et d'informations de toutes sortes. Ils contribuent de ce fait à renforcer la surveillance bureaucratique des entreprises publiques et des wilayate sans aucune prise sur les réalités économiques et sociales vécues.
Conscient de l'impasse dans laquelle il s'est fourvoyé, le clan Hamrouche dont les membres sont pourtant tous partisans de la politique de prestige, du « socialisme » de façade et de la planification centralisée et bureaucratique, en s'appuyant sur des éléments d'une politique économique plutôt fumeuse et confuse, s'est finalement rallié aux réformes économiques lancées en 1980 par le ministère de la Planification après les avoir combattues des années durant.

d) La poursuite des réformes économiques
d.i) Le contexte des réformes
Le plan quinquennal 1980 - 1984 a énoncé les réformes économiques sur deux plans, à savoir l'adaptation de la structure sectorielle des investissements en vue de corriger les déséquilibres intersectoriels et régionaux observés au cours de la période antérieure, le rétablissement des équilibres généraux de l'économie et des équilibres extérieurs et la réorganisation de l'économie.

d.i.i) Rétablissement des équilibres dans la croissance
Le plan 1980 - 1984 dont les orientations ont été définies par le Congrès extraordinaire du parti FLN de juin 1980, se voulait un plan équilibré (contrairement au passé), mettant l'accent sur l'économie des ressources rares et l'amélioration de la productivité du travail dans l'ensemble des secteurs d'activités économiques. Il se devait, et nous pensons qu'il y a réussi, de rétablir au moins globalement les équilibres intersectoriels entre d'une part l'agriculturehydraulique et l'industrie, les activités productives et les infrastructures, l'économique et le social d'autre part.

d.i.ii) Réorganisation de l'économie
Le plan quinquennal 1980 - 1984 insistait sur les aspects organisationnels pour lutter contre le dysfonctionnement de l'économie et lever les contraintes subies au cours de la période antérieure en préconisant la restructuration des entreprises, le réaménagement des instruments d'encadrement de l'économie ainsi que l'encouragement du secteur privé et son intégration dans la politique de développement global pour mettre fin à sa marginalisation.
La mise en œuvre des réformes liées à la réorganisation de l'économie s'est heurtée à une forte résistance au niveau des appareils, où la transparence est bannie, et au niveau de l'appareil du parti du FLN, où ces réformes ont été considérées comme une remise en cause des options idéologiques de l'ère boumediènienne. Des fausses rumeurs et des slogans tant hostiles que stériles sont répandues et entretenues pendant des années pour décourager les réformateurs et briser toute tentative de réforme, notamment celle liée à la restructuration des entreprises.
Pourtant, la réorganisation des entreprises publiques consistait en une réforme de leurs structures pour améliorer l'efficacité de leur gestion, procéder à leur assainissement financier, favoriser l'initiative créatrice de ses organes et de ses unités, ainsi que la promotion de la décentralisation, de l'autonomie réelle et de la responsabilité des cadres et des travailleurs132.

d.ii) La restructuration des entreprises
La restructuration organique des entreprises a été engagée par la commission nationale de restructuration, présidée par le ministre
132 Pour plus de précisions sur les réformes liées à la réorganisation de l'économie, cf. A.Brahimi, Stratégies de développement pour l'Algérie, op. cit., pp. 282-300.

de la Planification, en février 1981 et clôturée fin 1982. Le nombre des entreprises publiques était passé de 150 environ en 1980 à 480 en 1983 comptant 2079 unités. Cette réorganisation a été faite pour encourager la décentralisation des entreprises, la transparence dans la gestion, ainsi que la motivation et l'esprit d'initiative des cadres et des travailleurs. La restructuration financière a été opérée entre 1983 et 1987 en vue de régler les déséquilibres financiers structurels des entreprises.
Les résultats de cette restructuration organique et financière des entreprises publiques ont enregistré des résultats très positifs, comme le montrent les exemples suivants :

• Les résultats nets d'exploitation : l'examen de ce paramètre qui mesure l'efficacité de la gestion de l'entreprise permet d'affirmer que les entreprises publiques ont, d'une manière générale, réussi entre 1982 et 1987 soit à renverser la tendance passée de déficits d'exploitation cumulés en dégageant d'importants bénéfices, soit à fortement réduire le niveau des déficits.

• La situation de trésorerie : la situation de trésorerie des entreprises publiques s'est en général améliorée et a permis de renforcer leur autonomie financière.

• La PIB hors hydrocarbures s'est accru de 15,6% par an entre 1983 et 1987 contre 10,7% par an durant la période 1979 1982.

• Le taux d'utilisation de la capacité de production ont atteint une moyenne nationale de 80% en 1984-85 contre 40% avant 1979.

• La productivité du travail a connu un taux de croissance annuel supérieur à 6% pour atteindre 6,86% en 1987 contre 2% par an pour la période 1967-1978.

Cependant, ma nomination au poste de Premier Ministre et mon remplacement au ministère de la Planification par un partisan de l'ordre ancien, ont contribué à ralentir les réformes économiques. Ce ralentissement a également été favorisé par les critiques destructives et le travail de dénigrement de ces réformes par Hamrouche, Hidouci et consorts jusqu'à 1985. Des attaques non justifiées orchestrées contre ces réformes et contre ma personne, par les services de sécurité et par d'anciens responsables industrialistes

de l'ère boumedièniste, se sont poursuivies à ce jour (mars 2000). Ces attaques, non prouvées et non fondées, sont plutôt d'ordre subjectif et politique que d'ordre organisationnel et technique.
Pour redynamiser la mise en œuvre des réformes, j'avais créé en 1986 une commission nationale chargée de la poursuite des réformes économiques et l'avait installée moi-même au siège de la Présidence de la République avec l'accord du chef de l'Etat, pour la mettre à l'abri d'éventuelles attaques de l'entourage du Président Chadli133.
Lors de son installation, j'avais fixé à cette commission de manière concrète les grandes lignes de son action, ses objectifs et les étapes à suivre134.

e) La récupération des réformes par le clan Hamrouche
Comme la course au pouvoir s'accélère dans l'entourage du Président Chadli, cette commission, dont j'ai présidé les travaux pendant quelques semaines, a été purement et simplement récupérée par Hamrouche, alors secrétaire général de la Présidence. Le noyau dur qui encadre désormais les travaux de cette commission est constitué par Mouloud Hamrouche, Mohamed Salah Mohammedi, secrétaire général du gouvernement, Ghazi Hidouci, conseiller à la Présidence et Mohamed Salah Belkahla, commissaire au Plan.
Retirée au Premier Ministre, la commission des réformes économiques est désormais instrumentée par le clan Hamrouche à des fins strictement politiciennes. Ce clan, qui a pris le train des réformes en marche après s'y être opposé des années durant, en a fait un fonds de commerce et se plaît à se faire appeler « réformateur », notamment lorsqu'il a atteint un de ses principaux objectifs avec la nomination de Hamrouche comme Premier Ministre et la promotion de certains membres de la commission aux postes de ministres en septembre 1989, comme nous allons le voir plus loin.

133 Depuis le début de mon passage au Premier Ministère en janvier 1984, j'ai constaté que certaines de mes initiatives ont été contrées par l'entourage du Président Chadli dans un but de blocage. Plus grave encore, certains organismes créés par décret signé par le chef de l'Etat tels que le Commissariat à l'énergie nucléaire et le Commissariat à l'organisation des entreprises et placés sous la tutelle du Premier Ministère, ont été très vite l'objet d'attaques de toutes sortes par le clan Belkheir et le clan Hamrouche. Ces deux commissariats ont été, par la suite, purement et simplement rattachés à la Présidence de la République, juste après quelques mois d'existence au Premier Ministère.
134 Cette commission était composée d'une vingtaine de cadres supérieurs dont Ahmed Berrahmoune, Chadli Hamza, Mohamed Salah Belkahla, Ghazi Hidouci, Mohamed Ghrib, Smail Goumeziane, Abdelaziz Korichi, Fawzi Benmalek ainsi que de certains directeurs généraux de grandes entreprises industrielles et commerciales.



En attendant, tous les moyens sont mis en œuvre par le clan Hamrouche pour faire de la Présidence le centre du contrôle bureaucratique de l'ensemble des activités, pour être les mieux placés dans la course au pouvoir. Ce qui est aberrant c'est que ce contrôle tentaculaire aboutit à des situations absurdes compte tenu du caractère policier, administratif et centralisateur de l'approche de ce clan. En témoigne cet exemple éloquent cité par Hidouci, membre influent du clan, qui a assisté à une « réunion de plus d'une heure du cabinet de la Présidence (de la République) dont l'objet est l'opportunité de la diffusion d'une information relative à un accident d'autobus »135. Quel gâchis. Que d'énergie gaspillée dans des centaines, voire des milliers d'exemples de ce type. Le tri des informations collectées sert à choisir de manière précise ce qui doit parvenir au Président Chadli. Tout est bien étudié auparavant pour ne pas le heurter et l'énerver et pour l'amener à prendre une décision ou une sanction dans la perpective du clan. Beaucoup d'informations importantes ne lui sont pas transmises lorsqu'elles ne servent pas les desseins secrets du clan. Par contre, on occupe le chef de l'Etat en lui faisant parvenir des informations dignes d'un garde champêtre. Sur ce plan, on utilise les mêmes techniques que Larbi Belkheir.

Parallèlement, la période 1986-88 est mise à profit par le clan Hamrouche pour préparer ce que sera leur programme de gouvernement et cibler tous les postes devant revenir à leurs protégés tant au niveau national que sectoriel et régional. A cet égard, le secrétaire général de la Présidence s'est attelé à mettre à jour le fichier des cadres géré par un de ses départements en vue d'un vaste mouvement d'éviction de cadres considérés peu sûrs et de promotion de nouveaux cadres acquis au clan. C'est ainsi que le fichier des cadres a été enrichi par une liste importante de cadres en attente d'affectation en prévision d'éventuels changements dans l'administration centrale (ministères) et régionale (walis, chefs de daira), dans les banques, dans les entreprises industrielles et commerciales et les divers services publics. Le choix des cadres est strictement fondé sur des critères de fidélité et d'appartenance à la mouvance française.

135 Ghazi Hidouci, Algérie, la libération inachevée, p. 114 (Paris: La Découverte, 1995).

Au total, même si Belkheir et Hamrouche semblent avoir des approches différentes et des objectifs personnels distincts, ils bénéficient tous deux du soutien de certains milieux en France qui ne mettent pas tous leurs œufs dans le même panier, comme nous l'avons vu dans les deux premiers chapitres.
Larbi Belkheir s'appuie sur l'armée et les services de sécurité dont le commandement et le noyau dur sont composés d'anciens membres de l'armée française et de cadres supérieurs d'orientation française. Ce clan a le mérite de la clarté. Ils pensent français et agissent au grand jour pour le maintien de la présence culturelle et économique de la France en Algérie. Ils sont bien organisés et vi-sent le pouvoir. Ils l'ont obtenu avec le coup d'Etat de janvier 1992.

Quant à Mouloud Hamrouche, fils de chahid (martyr), appartenant à une famille de moudjahidine, lui-même membre de l'ALN très jeune, il est de formation plutôt arabisante. Il découvre « le parti français » lorsqu'il rejoint la Gendarmerie, fief de la francophilie (au sens colonial du terme), dès qu'il termine ses études militaires en Irak après l'indépendance. Hamrouche utilise la casquette nationaliste et la maîtrise de la langue arabe pour anesthésier le FLN et cultiver une certaine image. Il s'appuie sur les appareils civils de l'Etat et sur un des services de sécurité, la DGSN. En fait ses convictions déclarées (au niveau des allées du pouvoir) et ses actes, s'inscrivent politiquement dans le sillage des partisans de hizb França. Peut être le fait-il par tactique et par calcul politique, compte tenu du poids important de hizb França dans les rouages de l'Etat, parce que ni son milieu familial, ni sa formation de base, ni son militantisme précoce ne le prédisposent à cela.

C'est pourquoi, ces deux personnages clés de l'entourage du Président Chadli apparaissent comme concurrents alors qu'ils se complètent et appartiennent à la même mouvance, même si beau-coup de choses les différencient sur le plan tactique et sur le plan personnel. Par exemple, si Belkheir est très sensible à l'argent, Hamrouche n'est pas corrompu (au sens strict du terme) même s'il admet la corruption, l'instrumentalise et protège des corrompus. Ils se différencient également par le fait que Belkheir travaille non pour lui-même, mais pour un clan, dans une perspective de prise de pouvoir par le groupe des « déserteurs » de l'armée française. Tandis que Hamrouche a une stratégie personnelle. Son ambition est d'être un jour Président de la République.
Dans sa stratégie de mainmise sur l'armée au profit des « déserteurs » de l'armée française, Belkheir devait s'attaquer à certains obstacles qui retardent l'avènement de son clan. Dans cette perspective, Belkheir a joué un rôle très actif auprès du Président Chadli pour mettre à la retraite anticipée des officiers nationalistes et pour promouvoir les anciens de l'armée française.
L'élimination du général major Mostefa Beloucif a été parmi les coups les plus audacieux que Belkheir ait réussi. Il a été aidé en cela par des services français.


8.3. L'élimination du général-major Mostefa Beloucif

Personne n'ignore que Mostefa Beloucif a toujours été l'homme de confiance de Chadli Bendjedid. Ceci remonte à 1957, lorsque le jeune lycéen Beloucif rejoint le maquis où il fait ses premières armes dans les unités placées sous le commandement de Bendjedid aux frontières algéro-tunisiennes.
Cette confiance, que d'aucuns ramènent à des considérations familiales et/ou régionales, a résisté à toute épreuve pendant une trentaine d'années. Comment expliquer la décision prise par le président Chadli de se séparer de son protégé de toujours, le généralmajor Beloucif, occupant alors le poste stratégique de chef d'étatmajor de l'armée ? Comment expliquer que Beloucif soit mis à la retraite en 1987, à l'âge de 47 ans, pour être « jugé » et mis en prison en 1992 seulement, après le coup d'Etat, alors que les griefs retenus officiellement contre lui remontent à la période 1980-82 ?

8.3.1. Les « accusations » officielles
Dans un rapport publié par la presse algérienne, le 27 mars 1992, les généraux anciens éléments de l'armée française faisaient alors état des « accusations » officielles portées contre le général-major en retraite, Mostefa Beloucif, pour justifier son incarcération à la prison militaire de Blida. Ils lui reprochaient des « dépenses irrégulières à partir du bureau militaire de Paris, (des) acquisitions illégales de biens, (l')utilisation frauduleuse et (des) transferts irréguliers de fonds. » L'ensemble de ces fonds détournés est estimé à 70 millions de francs français. Une partie de ces fonds avait été utilisée pour l'achat et l'ameublement d'un appartement à Paris, aménagé pour accueillir des personnalités algériennes. Une autre partie avait servi à financer la construction d'une villa à Annaba, etc. Les faits incriminés se sont produits entre 1980 et 1982 puis en 1984, nous dit-on. Soit. Mais pourquoi avoir attendu 1992 pour l'arrêter et le juger ? Peut-on nous dire combien de généraux, de ministres, d'ambassadeurs, de walis, de directeurs généraux d'entreprises publiques, et de présidents d'assemblée populaire communale ont détourné des fonds publics, utilisés, entre autres, pour la construction de villas et pour leur ameublement ? Peut-on nous dire combien de responsables civils et militaires ont indûment perçu des commissions sur des contrats d'importation, prélevées sans contre partie sur des fonds publics ? Où sont-ils aujourd'hui ?

Pourtant, les sommes détournées se comptent, non pas en quelques millions de francs français, mais en milliards de dollars, et les services de sécurité disposent de dossiers accablants. Pourquoi le peuple algérien n'a-t-il pas eu droit à la vérité, toute la vérité sur la corruption ? Pourquoi alors dans cette jungle de corrompus a-ton ciblé uniquement Beloucif ?
Dans ce cadre, il convient de rappeler que dans des pays capitalistes ou communistes, il y a eu des cas de corruption à différents niveaux impliquant parfois des ministres, voire des Premiers Ministres, présentés à la justice et condamnés. La presse internationale a fait état en son temps de tels cas au Japon, en France, en Italie, en Belgique, en Chine en ex-URSS, en Corée du Sud, etc. Ces pays en sortent grandis, car en agissant contre la corruption de cette manière, ils montrent par là même que personne n'est au-dessus de la loi.

En Algérie on préfère la politique de l'autruche. Tout le monde est au courant de la corruption qui fait des ravages. Mais les autorités n'en parlent pas. Bien mieux, lorsque quelques voix s'élèvent pour dénoncer le fléau de la corruption en illustrant son ampleur par des statistiques, comme je l'ai fait en mars 1990, on assiste à une levée de boucliers, n'hésitant pas à me traiter de traître, parce que j'aurais « porté atteinte au prestige de l'Algérie » (selon leur terminologie) en osant soulever publiquement une telle affaire.
Pourtant, la déclaration du Premier Novembre 1954 fait explicitement référence à la lutte contre la corruption. De même, la loi réprime la corruption. En principe, les hors-la-loi sont les voleurs, ainsi que leurs complices et ceux qui les protègent. Mais ce qui est curieux dans le système algérien, c'est que moi, qui ai dénoncé publiquement la corruption suis devenu hors-la-loi, j'ai été même esté en justice par le Premier Ministre de l'époque et ai été l'objet d'attaques de toutes sortes de la part des différents chefs de gouvernements qui se sont succédés entre 1990 et 1993 et de la part de la presse136.

Ces faits ont été rappelés pour illustrer le contexte dans lequel l'élimination du général major Beloucif, fidèle compagnon du Président Chadli, ne représente qu'une machination diabolique. En fait, la mise à la retraite de Beloucif en 1987, alors chef d'état-major de l'armée, et son éloignement de la scène politique, constituent une étape décisive (pour Belkheir et les anciens de l'armée française) qui conduira à l'élimination de Chadli Bendjedid lui-même.
En effet, les pièces à conviction du « dossier » Beloucif devant servir à son éviction, incluant des cassettes vidéo enregistrées lors de ses visites privées à Paris et remises au Président Chadli par Larbi Belkheir, n'étaient pas le fruit des seuls services algériens comme on voulait le faire croire. La main de la France n'y est pas étrangère. L'élimination de Mostefa Beloucif s'inscrivait en fait dans une stratégie déterminée, couronnée par le coup d'Etat de janvier 1992 qui n'a pas déplu à la France en prenant prétexte du danger de « l'intégrisme », résultant de la victoire du FIS au premier tour des élections législatives du 26 décembre 1991.

136 Dans un article publié par Parcours Maghrébins du 30 avril 1990, le journaliste A. Benmalek, loin d'avoir été tendre à mon égard sur le dossier de la corruption reconnaît cependant que « il est difficile pour les Algériens, d'admettre que les autres hauts personnages de l'Etat, présents ou passés, n'aient pas été au courant. […] Ils se demanderont même ce que faisaient, entre temps, nos services de sécurité, par ailleurs si prompts à retirer des passeports ou à ficher des citoyens qui leur « déplaisaient », ceci pour rester dans le domaine de l'euphémisme. »

8.3.2. Les mobiles de l'élimination du général-major Mostefa Beloucif
Il est évident que la lutte contre la corruption et contre l'enrichissement sans cause n'a jamais préoccupé les dirigeants algériens, civils ou militaires, depuis l'indépendance de l'Algérie. L'élimination politique de Beloucif relève plutôt du règlement de comptes et vise essentiellement deux objectifs :

• contrôler l'armée en s'emparant de l'état-major général et du ministère de la Défense ;

• prendre carrément le pouvoir.

La nomination de Mostefa Beloucif comme secrétaire général du ministère de la Défense, en 1980, puis comme chef d'état-major général de l'armée, en 1984, n'a pas tellement été admise par les anciens éléments de l'armée française parce que cela contrariait leurs desseins secrets. Outre qu'il constitue un obstacle pour la réalisation de leur objectif de prise du pouvoir, il les gêne dans la nomination des cadres supérieurs du ministère de la Défense et des chefs de Régions militaires ainsi que dans la promotion des officiers. De plus, en contrôlant le fonctionnement de l'administration militaire, il dérange parfois les appétits et les intérêts non déclarés de certains officiers, anciens éléments de l'armée française, intéressés par de gros contrats. Citons à ce propos un exemple édifiant pour illustrer l'ampleur de telles tentatives dévastatrices.

En 1982, en tant que co-président de la commission mixte algéro-française de coopération, alors ministre de la Planification, j'apprends que le gouvernement français et en particulier François Mittérand, alors Président de la République, font du forcing pour vendre à l'Algérie des équipements militaires liés à la « couverture aérienne » pour un montant de 36 milliards de francs français soit 6 milliards de dollars, à l'époque. J'ai aussitôt attiré l'attention du Président Chadli sur l'inanité d'un tel contrat gigantesque d'autant plus qu'il n'y a aucune menace d'agression extérieure contre le pays. Le chef de l'Etat a voulu me neutraliser en arguant que cela n'est pas de mon ressort en me rappelant que les questions militaires ne sont pas de la compétence du gouvernement. En tant que ministre de la Planification, chargé de la coordination économique, j'ai insisté sur l'insuffisance des ressources financières de l'Algérie qui ne peut à la foi honorer un tel contrat et poursuivre sa politique de développement. Pour trancher, la seule réponse du Président Chadli, ministre de la Défense, a été que le gouvernement n'a pas à se mêler de cette affaire. Aucun dialogue n'est plus possible sur cette affaire très grave. J'ai fini par alerter le colonel Mostefa Beloucif, alors secrétaire général du ministère de la Défense. Nous avons discuté très sereinement de la portée de ce contrat, de son incidence financière et de son impact négatif sur l'économie nationale.
Les tractations sur ce contrat du siècle entre l'Algérie et la France ont duré deux années sans aboutir.

En 1984, devenu Premier Ministre, j'apprends que le commandement de l'armée vient de remettre au Président Chadli, ministre de la Défense, un rapport technique circonstancié justifiant le rejet de l'offre française. Larbi Belkheir devient furieux. Il contre attaque en essayant de convaincre le chef de l'Etat de l'importance et de l'opportunité de ce contrat pour l'Algérie. Juste quelque temps après, le Président Mittérand dépêche un général (affecté à la Présidence de la République française) au Président Chadli pour relancer la signature du contrat de 6 milliards de dollars. Larbi Belkheir assiste à l'audience accordée par le chef de l'Etat à l'envoyé spécial français. Le Président Chadli conclut son entretien avec le général français en renvoyant la balle au général-major Beloucif, devenu entre-temps chef d'état-major général de l'armée.

C'est alors que Larbi Belkheir organise un déjeuner de travail dans une villa de la Présidence de la République en l'honneur du général français et y invite le général-major Mostefa Beloucif. Au cours de ce déjeuner, il n'a été question que du fameux contrat de « couverture aérienne », défendu à la fois par le général français (ce qui est de bonne guerre) et par Larbi Belkheir, alors secrétaire général de la Présidence et donc administrativement et professionnellement non concerné par ce contrat, mais dont la ferveur et l'acharnement dans cette affaire ne peuvent s'expliquer que par des motivations occultes. Mais, imperturbable, Beloucif justifie le rejet de l'offre française en s'appuyant sur une argumentation technique et professionnelle. Pour l'intimider et essayer de lui arracher une approbation, Belkheir insiste que le Président Chadli, ministre de la Défense, a déjà donné son accord pour ce contrat et qu'il ne peut lui, chef d'état-major, continuer à s'y opposer. La réponse du chef d'état-major a été cinglante. « Vous m'avez demandé mon point de vue. Je vous l'ai donné. C'est aussi l'avis du commandement de l'armée. Si maintenant vous soutenez que le Président Chadli est d'accord, vous n'avez donc pas à discuter avec moi de cette affaire »137.

Malgré les différents assauts organisés par l'inassouvissable Belkheir pour arracher ce contrat, le général-major Beloucif, soutenu par d'autres généraux, a eu finalement gain de cause. Et c'est ainsi que le contrat d'armement du « siècle » a été enterré, emportant avec lui les projets des anciens éléments de l'armée française et les rêves des forces occultes liées à ce contrat.

Mais, rancunier et vindicatif, Larbi Belkheir n'a jamais pardonné à Mostefa Beloucif son attitude à l'égard de ce contrat et dans bien d'autres affaires d'ailleurs. Frustrée, la France dont la balance commerciale connaissait alors un déficit structurel et qui de surcroît souhaitait depuis toujours ramener l'Algérie poings et pieds liés sous son giron était convaincue plus que jamais, de poursuivre sa stratégie de présence politique, culturelle et militaire en Algérie, par Algériens pro-français interposés. L'élimination du généralmajor Beloucif constituait une étape déterminante dans la mise en œuvre de cette stratégie. Cette élimination a été suivie peu de temps après par l'organisation des événements d'octobre 1988.

 

8.4. Les événements d'Octobre 1988

Beaucoup a été dit et écrit sur les événements d'Octobre 1988, souvent présentés comme mouvement insurrectionnel, voire révolutionnaire, par la presse manipulée et par de nombreux partis politiques, créés pour la plupart par les services de sécurité. Des données objectives montrent cependant que l'explosion du 5 octobre 1988 n'était pas spontanée. Par qui et pourquoi de tels événements ont-ils pu être organisés ? Des indices sérieux indiquent que cela a été conçu et orchestré par des responsables proches du chef de l'Etat, dans le but de lui assurer un troisième mandat. N'oublions pas que l'on était à deux mois seulement des élections présidentielles prévues pour le mois de décembre 1988.

137 Source : entretien avec le général-major Beloucif.


8.4.1. Les desseins inavoués des prétendants au pouvoir
Il convient tout d'abord de rappeler que le premier mandat de février 1979 à décembre 1983 du Président Chadli s'est globalement bien passé, grâce à l'esprit d'équipe qui a alors prévalu, à certaines performances économiques positives enregistrées sur le terrain et à certains succès diplomatiques.
Par contre, son deuxième mandat entre janvier 1983 et décembre 1988 a montré les limites du pouvoir personnel qu'il a tenté d'instaurer. En effet, son entourage, en particulier Larbi Belkheir et Mouloud Hamrouche, ont réussi à l'isoler du parti FLN, du gouvernement qu'il est censé présider, de l'Assemblée Nationale et du commandement de l'armée.
Au cours de cette période, sa côte de popularité baissait d'année en année, puis de mois en mois à la suite de décisions présidentielles inappropriées dont le champ d'action s'étendait au moindre détail de la gestion quotidienne de l'administration et des entreprises publiques nationales, voire communales, en faisant parfois fi des institutions et des lois et règlements en vigueur.

L'institution présidentielle a été également éclaboussée par plusieurs scandales vite étouffés, impliquant des membres de la famille du chef de l'Etat ainsi que son entourage. Le mécontentement populaire augmente au fil des années, notamment avec la dégradation de la situation économique et sociale induite par la chute brutale et durable des prix des hydrocarbures déclenchée en janvier 1986. Le climat politique devient particulièrement lourd au cours des années 1986, 1987 et 1988. Même le FLN et ses différentes instances ainsi que les organisations de masse ne ménagent pas leurs critiques à l'égard du chef de l'Etat qui est en même temps secrétaire général du FLN.
Des rumeurs persistantes au sein du FLN font état dès 1986 de la candidature de Mohamed Cherif Messadia ou du Dr. Ahmed Taleb Al-Ibrahimi à la Présidence de la République que le Congrès du parti, prévu pour novembre 1988, devrait désigner conformément aux statuts du FLN.

Mais ni le Président Chadli, ni son entourage, ne semblent se résigner à ce choix éventuel du Congrès du FLN. L'entourage du chef de l'Etat ne l'entend pas de cette oreille, non pas pour ses beaux yeux, mais poussés par des ambitions que chacun d'eux nourrit. Il s'agit donc d'éliminer les candidats potentiels à la Présidence de la République et de renouveler en apparence le personnel politique avant le Congrès du FLN programmé pour novembre 1988.

L'équipe présidentielle se compose de deux groupes : d'un côté, un groupe de tendance militaire représenté par Larbi Belkheir (alors directeur de cabinet du Président Chadli), secondé par le commandant Mohamed Mediene, alias Tawfik (alors en charge de la coordination des services des sécurité au siège de la Présidence). D'un autre côté, un groupe de tendance civile mais de sensibilité sécuritaire comprend Mouloud Hamrouche (secrétaire général de la Présidence) et El Hadi Khediri (ministre de l'Intérieur depuis 1987 et directeur général de la Sûreté nationale entre 1977 et 1987).
Toutefois, chaque groupe, voire chacun au sein de son groupe, a son propre jeu. Malgré leurs contradictions internes, ces responsables visent des objectifs immédiats communs : contrôler le Congrès du FLN qui devait désigner le candidat aux élections présidentielles en novembre 1988 et élire un nouveau comité central, assurer d'une part un troisième mandat au chef d'Etat sortant en décembre 1988 et d'autre part la mainmise sur l'appareil du FLN et sur le gouvernement. Les « émeutes » d'octobre ont été organisées dans une ambiance de crise.

8.4.2. Contexte de crise
Alors que vers 1984-85 elle s'apprête à accéder à un stade supérieur de développement économique dans un environnement national caractérisé par la cohésion et la paix sociales apparentes, l'Algérie découvre brusquement sa fragilité et sa vulnérabilité en 1986 avec la chute brutale des prix de pétrole et des troubles sociaux graves dans certaines grandes villes notamment à Constantine, Oran et Sétif. Mais considérer la réduction drastique des revenus extérieurs de l'Algérie comme l'unique facteur responsable du choc politicosocio-économique entre 1986 et 1988 constitue une explication

insuffisante et superficielle. Certes, nul ne peut nier les dégâts considérables causés à l'Algérie par la baisse des prix de pétrole et de gaz perçue ainsi comme l'étincelle qui a mis le feu aux poudres. En fait, le mal est profond et couve depuis fort longtemps. La crise que l'Algérie couvait comporte des aspects non seulement économiques, mais surtout d'ordre politique, civilisationnel, social et moral.

8.4.2.1. Crise politique
La crise politique a ses origines dans la nature même du régime. On note, en effet, que « les trois révolutions agraire, industrielle et culturelle » ainsi que toutes les réformes entreprises depuis 1962 ont été octroyées par le pouvoir sans concertation ni participation des forces vives du pays ni des citoyens. C'est ce qui explique l'absence d'adhésion de la base, adhésion nécessaire au succès de toute réforme. Mais, ce qui par-dessus tout a généré le climat d'indifférence et de démobilisation des masses et d'un bon nombre de cadres au fil des années, c'est l'écart considérable entre le discours politique et/ou les textes législatifs qui s'en inspirent et leur application sur le terrain.

D'autre part, l'absence de démocratie dans le pays et l'absence de transparence dans le fonctionnement interne du parti FLN, l'absence de dialogue entre la base et les instances dirigeantes des différents appareils, le rejet de toute critique fut-elle constructive, le mode malheureux du choix des responsables fondé sur la cooptation et le clientélisme, tout cela a créé un climat politique malsain dès la fin des années 1960 et le début des années 1970, caractérisé par la confrontation des clans au sein du pouvoir entraînant une rupture avec la base et alimentant la crise de confiance qui a érodé puis ébranlé le régime algérien.
Le monologue, l'autosatisfaction, la médiocrité et l'opportunisme, caractéristiques de la classe dirigeante conduisant à l'effondrement du respect et de l'autorité de l'Etat, ont culminé à la fin des années 1980, rendant la situation politique explosive.

8.4.2.2. Crise civilisationnelle
Le conflit qui oppose le régime à la majorité des Algériens repose sur un fond civilisationnel138. En effet, la majorité des Algériens souhaite l'établissement d'un ordre nouveau fondé sur le respect des valeurs morales et spirituelles, la justice sociale, la solidarité et l'intérêt général. Elle souhaite l'alternance du pouvoir dans un cadre démocratique transparent et respectueux des valeurs universelles et des libertés individuelles et collectives.
D'une manière générale, le peuple algérien est profondément attaché à l'Islam. En effet, l'Islam a toujours été associé activement au nationalisme en Algérie et a constitué le ciment de l'unité nationale depuis 14 siècles. Cette dimension civilisationnelle s'est encore davantage renforcée durant l'occupation coloniale entre 1830 et 1962.

Entre 1962 et 1988, le régime algérien a tenté, à l'instar du colonialisme français, de contrôler l'Islam dans une perspective laïque. Au cours de cette longue période, on a assisté à une confrontation intermittente entre les arabisants et les francisants et entre les islamistes et les laïcs, notamment dans les universités. Au cours des années 1970 et 1980, ce sont surtout les islamistes qui ont été victimes de la violence du système : arrestations, prison etc. Les arabisants ont été victimes de la discrimination dans la nomination dans les emplois supérieurs de l'administration et du secteur économique. Ils ont été cantonnés et contenus essentiellement dans l'enseignement.
Les laïcs, représentés notamment par hizb França dans les différents appareils stratégiques de l'Etat, se proclament champions de la modernité et traitent les islamistes d'obscurantistes. L'obscurantisme est défini par le dictionnaire Robert comme « l'hostilité à la diffusion de l'instruction et de la culture ». Or l'Islam encourage le savoir et la science. Faut-il rappeler que les tous premiers versets coraniques révélés au Prophète - que le salut soit sur lui - dans la caverne de Hira' font précisément l'éloge de la plume comme instrument de la connaissance, de la culture et de la science (Sourate Al A'laq : 1-5)
139. Le Prophète lui-même - que le salut soit sur lui -a insisté dans maints hadiths sur le savoir et la science. Il a dit, entre autres, que « la recherche du savoir est une obligation pour chaque musulman ».

138 Pour plus de précisions sur la question culturelle et identitaire cf. notamment trois ouvrages en langue arabe de Ahmed Bennamane publiés aux éditions Dar El-oumma, Alger : Al-hawya al-watania (L'identité nationale) 1996 ; Hizb al-baath al-firansi (Le parti français de la renaissance) 1996 ; Firansa wa al-outrouha al-barbaria (La France et la question berbère) 1997.

L'Islam enseigne que le système éducatif et de formation constitue un moyen privilégié de réalisation de la justice sociale à travers la diffusion des connaissances scientifiques et techniques et la poursuite de l'objectif de plein emploi de la force de travail140.

S'agissant de la modernité, les laïcs algériens l'utilisent comme fonds de commerce politique pour discréditer les islamistes qu'ils taxent injustement d'obscurantistes en leur reprochant de vouloir ramener l'Algérie au moyen âge. A ce propos, tout le monde sait que l'Islam est intemporel et ne concerne nullement une période de temps donnée. Les laïcs veulent plutôt paraître modernes sans l'être que de l'être sans paraître. En fait, ils ne connaissent pas exactement la portée de la modernité, en s'attachant uniquement à certains de ses aspects superficiels. Ils considèrent la modernité comme un slogan, et comme un alibi pour justifier leur politique d'exclusion, de mépris du peuple, d'humiliation, de manque de libertés dont notamment la liberté d'expression, de manque de transparence dans la gestion des affaires économiques et administratives du pays, de répression, de violation des lois de la République, de la Constitution et des conventions internationales des droits de l'homme signées par l'Algérie. L'utilisation de la laïcité et de la modernité par les partisans de hizb França sert, en réalité, à dissimuler leur hostilité à l'égard de l'Islam ainsi que leur haine de l'arabophonie et pour rester au pouvoir. Seule l'amazighité, un des trois fondements indissociables de la personnalité algérienne avec l'Islam et l'arabité, est admise et prise en charge par eux. Leur approche, dans ce domaine, rappelle curieusement le colonialisme français qui a attaqué ces trois dimensions et les a opposés l'une à l'autre au cours de 132 ans d'occupation. Leur démarche s'inscrit donc dans le cadre d'une politique délibérée de dépersonnalisation de l'Algérie en vue de l'amarrer culturellement à la France.

139 Cf. aussi, entre autres, Sourate Ta Ha : 114 ; Sourate Fatir : 19-20 ; Sourate Al Moujadalah : 11.
140 Cf. Abdelhamid Brahimi, Justice sociale et développement en économie islamique (Paris : La Pensée universelle, 1993).


Par ailleurs, la laïcité exige, en principe, une neutralité à l'égard de la religion et le respect de son autonomie mais non de l'hostilité et de la répression. D'autre part, la modernité est plus complexe que le slogan utilisé à son propos par le « parti français ». Il convient de rappeler, à cet effet, que
Les deux piliers de la modernité - la liberté des échanges et la science - ne valent en définitive que par rapport aux choix et aux finalités des sociétés dans lesquelles ils se développent. Ils doivent retrouver leur juste place d'outils. […] Or la diffusion de la science et du marché s'est accompagnée d'une grave crise des valeurs. Elle a même contribué à cette crise. De son côté, le marché tend à réduire la valeur des êtres et des choses à leur valeur monétaire, propose l'idée que l'enrichissement est la mesure ultime de la réussite des hommes comme des sociétés, impose une domination du matériel sur le spirituel. […] (en détournant) les énergies et les intelligences de besoins plus fondamentaux. […] De cela nous voyons les fruits : la dislocation morale de beaucoup de sociétés, la généralisation de la corruption, le refuge dans la drogue, l'indifférence à l'égard des autres ou à l'égard du milieu, le désarroi de la jeunesse141.

Appliquée à l'Algérie, cette longue citation met à nu le déracinement culturel des soit disants partisans de la laïcité142 importée et leur médiocrité.
En fait, les islamistes veulent jouer un rôle positif dans la politique de développement économique et social de leur pays conformément à leurs convictions culturelles et spirituelles. Ils souhaitent islamiser la modernité pour faire bénéficier le peuple algérien du confort, du bien-être économique et social dans la dignité et la justice sociale. Ils veulent relever ce défi, d'autant plus que la détérioration de la situation économique et sociale de l'Algérie, la généralisation de la corruption et l'extension de la pauvreté ont largement démontré, notamment depuis le coup d'Etat de janvier 1992, les limites du modèle « laïc » et totalitaire. En vérité, la laïcité derrière

141 La Fondation pour le progrès de l'homme : ‘Bâtir ensemble l'avenir de la planète' in Le Monde diplomatique, avril 1994.
142 La laicité implique en principe la neutralité à l'égard de la religion mais pas l'hostilité ou la volonté de l'éradiquer de la société civile, comme c'est le cas en Algérie depuis le coup d'État de janvier 1992.


laquelle se cachent les partisans de hizb França est de pure façade et sert d'alibi pour leur permettre de garder le pouvoir par la force. La violence est instrumentalisée par eux pour justifier leur existence et pour défendre un système inique et dépassé.
Le refus de l'alternance du pouvoir dans un cadre démocratique met en relief l'aliénation culturelle et mentale de la classe dirigeante qui s'abrite derrière des subterfuges d'un autre âge pour défendre un système usurpatoire et corrompu et des privilèges illégitimes au détriment de l'intérêt général.
Ce comportement des tenants de hizb França ne fait qu'aggraver une crise déjà fort complexe sur tous les plans.

8.4.2.3. Crise sociale
La crise sociale a commencé à s'aggraver depuis notamment 1986. Le dysfonctionnement de l'économie a pénalisé les titulaires de bas revenus. L'aggravation des tensions sociales a été alimentée en particulier par des facteurs déséquilibrants tels que l'inflation, le marché informel, la consolidation de couches sociales parasitaires sans apport économique réel et adoptant un mode de consommation ostentatoire. L'ensemble de ces facteurs a contribué à aggraver l'écart entre une minorité de riches (dont les fortunes sont souvent illicitement acquises) et la majorité des Algériens qui se débat dans le chômage, la pauvreté et le dénuement.
En outre, l'Algérie n'a jamais connu, comme depuis la deuxième moitié des années 1980, ce phénomène de constitution de milliardaires et de création de fortunes dans des délais très courts et par toutes sortes de combines illicites dans un climat d'impunité totale. Ce phénomène s'est davantage aggravé au cours de la décennie 1990.

8.4.2.4. Crise morale
La corruption, l'affairisme, les malversations, l'enrichissement illicite, les activités parasitaires, la bureaucratie (souvent génératrice de la corruption), les passe-droits (qui défient le droit et la justice), le népotisme, l'accumulation des richesses entre les mains d'une minorité non pas par l'effort mais par des combines, l'impunité ainsi que d'autres formes d'injustices ont contribué à affaiblir la

cohésion et la solidarité sociales et à augmenter l'hostilité des populations à l'égard des pouvoirs publics, tenus pour responsables de la détérioration de leur situation économique et sociale. Tout cela explique l'aggravation de la crise de confiance entre gouvernants et gouvernés.
C'est dans ce contexte de crise multidimensionnelle que les prétendants au pouvoir, impatients d'occuper les devants de la scène politique, ont organisé les événements d'octobre 1988.

 

8.4.3. De la manipulation des événements au débordement inattendu

8.4.3.1. Tentative de récupération du mécontentement populaire
En cette année 1988, le Président Chadli Bendjedid et son entourage sont bien conscients de l'aggravation des tensions économiques et sociales. Dans les allées du pouvoir, nombreux sont ceux qui parlent d'une possible révolte populaire, étant donné l'ampleur du mécontentement des masses.
En juin-juillet, la Présidence envisage une riposte pour retourner la situation en sa faveur. La situation est, en effet, jugée d'autant plus dangereuse que l'on est à quelques mois seulement de la tenue du Congrès du FLN qui devra se prononcer sur les résultats des cinq années écoulées, adopter les orientations politiques et économiques pour la période à venir et choisir un candidat pour les élections présidentielles prévues pour décembre 1988.
Il apparaît ainsi, aux yeux des organisateurs des événements, que le 5 octobre constitue une date opportune pour provoquer des manifestations encadrées et contrôlées, moyen de défoulement, de canalisation et de récupération de la vague de mécontentement populaire pour éviter précisément une explosion sociale et une révolte spontanée dont les conséquences seraient désastreuses et incalculables pour le pouvoir. Ce faisant, ils contribueraient à sauver le régime et à éliminer dans la foulée des responsables politiques, alors en fonction, dont on se méfie dans ces circonstances particulières.

Les choses remontent au mois de juin lorsque le Président Chadli convoque à son bureau deux généraux (qui se trouvent alors au sommet de la hiérarchie militaire) pour leur demander que l'armée, représentée au Congrès du FLN par quelques 800 officiers, devrait être prête à s'opposer à toute tentative visant à désigner un autre candidat que lui aux prochaines élections présidentielles, lors du prochain Congrès. Les éléments de l'armée et des services de sécurité devraient encadrer et contrôler de bout en bout les travaux du Congrès pour éviter toute surprise143.
Le Président Chadli se retire ensuite à Oran entre juin et septembre 1988. C'est la première fois en dix ans de pouvoir que le chef de l'Etat s'absente d'Alger pour une aussi longue durée. Absence qu'apparemment rien ne justifie. A Oran, il n'a de contact qu'avec Larbi Belkheir son directeur de cabinet, Mouloud Hamrouche secrétaire général de la Présidence, et avec les responsables des services de sécurité, tous restés à Alger pour veiller au grain et pour mijoter leur coup. Ils sont, en tous cas, les seuls à se déplacer à Oran par avion spécial pour le rencontrer.

Le gouvernement n'a eu droit à aucune réunion trois mois du-rant. C'est un record. Comme certains dossiers importants sont restés en suspens au cours de cette période, j'avais alors, en tant que Premier Ministre, tenté maintes fois d'obtenir une séance de travail avec le Président Chadli à Oran. Mais en vain. Comme il m'a été tout aussi impossible de le joindre au téléphone. Ce n'est qu'après plusieurs semaines de tentatives que j'ai pu obtenir une audience avec lui. Je l'ai trouvé frais et détendu, mais indifférent aux questions pourtant graves et urgentes qui lui furent soumises pour examen et décision. Il avait l'air de me dire que je le dérangeais dans sa belle retraite avec mes dossiers. En fait, ce qui l'intéressait au plus haut point, c'était comment assurer un troisième mandat.
Au terme de sa longue sinécure, la première chose qu'il entreprend est d'organiser une conférence des cadres au Palais des Nations le 19 septembre144. C'est à cette occasion qu'il prononce son fameux discours enflammé et provocateur sur la situation politique du pays. La toile de fonds du discours repose sur des attaques focalisées sur le parti FLN, dont il est secrétaire général, et sur le gouvernement qu'il nomme et qu'il préside, et dont il tient les destinées conformément à la Constitution de 1976. Il accuse le FLN et le gouvernement de l'avoir « empêché de travailler et d'avoir entravé sa démarche politique ».

143 Ceci m'a été confirmé par un général dont je peux dévoiler le nom pour des raisons évidentes de sécurité.
144 La conférence de cadres regroupe quelques 1200 cadres représentant l'ensemble des ministères, l'armée, toutes les wilayate du pays, le parti FLN, les organisations de masse.

Il leur fait porter l'entière responsabilité de la crise multidimensionnelle qui couvait d'ailleurs depuis fort longtemps. De ce discours offensif qui l'absout, trois éléments précis se dégagent clairement :

• La situation politique, économique et sociale de l'Algérie est très grave. Seuls le FLN et le gouvernement en portent l'entière responsabilité.

• Le chef de l'Etat se présente comme la victime innocente et l'otage impuissant du système (alors qu'il est en fonction pendant 10 ans et réclame un troisième mandat de 5 ans).

• Il se présente en conséquence comme le sauveur de la patrie en danger en suggérant que des changements importants doivent s'opérer.

Bref, ce discours violent, enflammé et bien réfléchi du 19 septembre constitue pour ainsi dire le détonateur de l'explosion sociale programmée pour le 5 octobre. En effet, de nombreux indices troublants confirment que les événements d'octobre 1988 sont loin d'être spontanés comme le prétend officiellement la Présidence de la République. Quelques exemples vécus méritent d'être rappelés à cet égard à titre d'illustration.

8.4.3.2. L'organisation des pénuries des produits de première nécessité
Pendant plus de trois mois, entre juillet et le 5 octobre 1988, des pénuries de produits alimentaires essentiels tels que la semoule, l'huile de table, le lait, etc. apparues dans quelques-unes wilayate d'abord, se répandent ensuite rapidement dans tout le pays au fil des semaines. Il a été établi que les importations de ces produits
Ce genre de conférences, inaugurées par Boumediène, est l'occasion pour annoncer des décisions ou des orientations importantes.

ont augmenté de 17% pour la semoule et de 10% à 12% pour les autres produits par rapport à 1987, selon des informations recueillies par mes soins auprès des ministres et des directeurs généraux des entreprises publiques concernées. En même temps, les mêmes sources confirment que les entreprises disposent d'importants stocks à leur niveau. Rien, absolument rien ne justifie ces pénuries. Ce n'est que plus tard que nous avons appris que ces pénuries ont été organisées sur des « instructions venant d'en haut »145 et constituent donc une partie du puzzle conçu par l'entourage du Président de la République. L'organisation des pénuries par le pouvoir tend à aggraver le pourrissement de la situation sociale pour justifier « la spontanéité » des manifestations programmées.

8.4.3.3. Quelques fuites
Entre le 19 septembre, date du discours du Président Chadli, et le 2 octobre 1988, j'ai eu plusieurs informations précises relatives aux événements qui devraient avoir lieu le 5 octobre. Trois exemples significatifs suffisent.

• Quelques jours seulement après le fameux discours du chef de l'Etat et deux semaines environ avant les événements, j'ai appris de Mohamed Salah Belkahla, très lié à Mouloud Hamrouche, que des lycéens manifesteraient le 5 octobre à Alger146. Habituellement émotif, prudent et sensible, Belkahla m'annonce ce jour-là ces « graves » événements avec un sourire malin qui en dit long.

• A la fin du mois de septembre, j'ai noté une information apparemment anodine noyée dans le « Bulletin de renseignements quotidiens » que m'adresse chaque jour la Direction Générale de la Sûreté Nationale (DGSN). L'information vient de Tebessa et fait état, en quelques lignes, de manifestations qui se produiraient à Alger le 5 octobre. Ainsi Tebessa, ville natale et fief de Hedi Khediri (ancien patron de la DGSN, nommé ministre de l'Intérieur en 1987) et située à plus de 600 kilomètres d'Alger, semble mieux informée que des membres du gouvernement sur des événements alors en préparation dans la capitale.

145 L'expression « les instructions (ou les ordres) sont venues d'en haut » signifie en général qu'elles émanent de la Présidence de la République.
146 M.S. Belkahla, alors responsable de l'organe central de planification (après la décision du Président Chadli de « dissoudre » le ministère de la planification et de l'aménagement du territoire), avait auparavant exercé auprès de moi les fonctions de secrétaire général au Premier Ministère pendant 4 années.

• Quelques jours avant la date fatidique, des rumeurs circulent au centre d'Alger invitant les commerçants à ne pas ouvrir leurs magasins le 5 octobre pour éviter des pillages qui pourraient résulter des manifestations de jeunes ce jour-là.

8.4.3.4. Des manifestations bien encadrées
A Alger, les premiers manifestants descendus dans la rue sont, comme prévu, des lycéens. Ceux-ci sont bien encadrés par des re-pris de justice, indicateurs et collaborateurs de la DGSN. Comme par hasard, la police est absente des rues le 5 octobre.
Initialement, les slogans devraient être lancés par les manifestants contre le FLN et contre le gouvernement. Le Président Chadli devrait, selon les organisateurs, être épargné. Mais, sur le terrain les choses ont évolué autrement. Malgré l'encadrement et la canalisation des manifestants.
Des différents rapports et témoignages de sources crédibles qui nous sont alors parvenus, il ressort que les meneurs se comportent en professionnels. Toutes les informations concordent sur ce point. Que ce soit à Alger où les organisateurs des manifestations circulent en motos en distribuant des notes écrites aux encadreurs et en donnant des mots d'ordre ou dans d'autres villes comme Annaba, Médéa, Blida, Tiaret, Ain Defla, etc. où les meneurs totalement inconnus des populations locales sont venus « d'ailleurs » en voitures en ramenant des manifestants par camions d'autres régions pour déclencher les manifestations.
Dans toutes ces villes, les casseurs sont des professionnels et entraînent les jeunes chômeurs dans des attaques ciblées contre des souk el-fellah (magasins d'alimentation d'Etat), le siège du parti FLN et contre certains édifices publics. A Alger, outre des magasins d'alimentation d'Etat et autres édifices publics attaqués, pillés et endommagés, on note que le siège du ministère de la Jeunesse et
des Sports a été incendié et celui de la Protection sociale saccagé147. C'est à Alger où il y a eu des débordements et le plus de casse.

Lorsque les événements ont pris une tournure grave inattendue, le Président Chadli a donné l'ordre à l'armée d'intervenir. Parallèlement à l'intervention des militaires, des « inconnus » tirent indistinctement sur la foule à partir de voitures banalisées. Ces voitures poursuivies se sont réfugiées dans des casernes. Le bilan a été très lourd : près de 200 morts de source officielle, tandis que des estimations crédibles font état de plus de 500 morts.
Les actes de pillage et de destruction s'étendent à Alger où le désordre et l'anarchie s'installent très vite. Le couvre-feu est décrété à Alger. Le chef de l'Etat, très inquiet, proclame l'état de siège le 6 octobre. Les services de sécurité semblent débordés par la tournure dramatique des événements qui a dépassé les prévisions des apprentis sorciers.

8.4.4. Retournement de la situation
Lorsque les manifestations éclatent le 5 octobre, le Président Chadli met en place une cellule de crise composée de Mohamed Cherif Messadia, responsable du secrétariat permanent du FLN, Abdelhamid Brahimi, Premier Ministre, Larbi Belkheir, directeur de cabinet du chef de l'Etat, El Hedi Khediri, ministre de l'Intérieur et Mouloud Hamrouche, secrétaire général de la Présidence.
Au cours de la première réunion de cette cellule de crise tenue le 5 octobre à 10 heures du matin (juste une heure après le déclenchement des manifestations) dans le bureau du chef de l'Etat, le Président Chadli, Belkheir, Khediri et Hamrouche paraissent très

147 Ces deux ministères ciblés parmi une trentaine que compte le gouvernement semblent avoir été soigneusement choisis par les organisateurs des événements et les manipulateurs. Ce choix est plus que symbolique. Les deux ministères de la jeunesse et de la protection sociale ont été livrés en proie à une jeunesse désœuvrée et aux victimes d'une crise sociale devenue très aiguë pour faire accroire à la spontanéité des manifestants. D'autre part, les titulaires de ces deux ministères, respectivement Dr. Abdelhak Brerhi, intellectuel de gauche et Madame Zhor Ounissi, militante active de l'arabisation, ont toujours été la cible de Larbi Belkheir pendant des années sans réussir à les faire limoger par le Président Chadli, malgré ses énormes efforts de déstabilisation. Cette fois-ci, il s'agit pour Belkheir de montrer que c'est le peuple qui en veut à Brerhi et à Ounissi.

détendus et souriants148. Seuls Messadia et moi-même étions en dehors du coup. Après un échange d'informations sur la situation, le Président Chadli, très confiant, nous invite à nous mettre à l'œuvre immédiatement et nous demande de nous réunir dans le bureau de Belkheir (curieuse précision) et conclut que si jamais des dépassements sont signalés, il donnera l'ordre à l'armée d'intervenir.
Dès notre première rencontre, le commandant Mohamed Me-diene, alias Tawfik, chargé de la coordination avec les services de sécurité au siège de la Présidence (très lié à Belkheir) et Mohamed Salah Mohammedi, alors secrétaire général du gouvernement (très proche de Hamrouche et de Khediri), se joignent à nous, très probablement à la demande de leurs parrains respectifs.

Au cours de nos rencontres149 quotidiennes entre 10 heures du matin et minuit et parfois au-delà dans le bureau de Belkheir entre le 5 et le 10 octobre, on assiste au même manège. En effet, tous les jours, le matin, l'après-midi ou le soir, c'est le même scénario : Belkheir quitte son bureau quelques minutes après notre arrivée, suivi par Khediri, puis par Hamrouche, Mediene et Mohammedi sans rien dire. Nous restons seuls, Messadia et moi-même dans le bureau de Belkheir, supposé être le lieu de réunion. Comme ils ne réapparaissent pas, Messadia me demande qu'on aille à leur recherche. Chaque fois nous les trouvons réunis dans un bureau différent. Dès qu'on les rejoint, c'est le silence, puis Belkheir revient à son bureau, suivi par les autres et ainsi de suite. Quand la situation s'est empirée les 9 et 10 octobre, notamment à Alger, nous n'avons pas réussi à localiser leur lieu de réunion. Ils doivent s'enfermer en lieu sûr, dans le palais présidentiel. Il est clair qu'on cherche à nous isoler, Messadia et moi-même, dès le premier jour. Cela sent le complot. Sinon comment expliquer l'exclusion du responsable du secrétariat du FLN et du Premier Ministre de la « cellule de crise » créée par le chef de l'Etat ? Finalement, ces deux derniers, désignés ès qualité, ont été éliminés de fait par les deux clans de la Présidence.

148 Comme dit le proverbe latin : « Un haruspice ne regarde jamais un haruspice sans rire ».
149 Nous utiltisons ici le terme « rencontres » parce que les véritables réunions se tiennent en dehors de Messadia et de moi-même et concernent seulement le groupe Belkheir et le groupe Hamrouche.



Malgré cela, les informations recueillies par bribes sur les événements, au siège de la Présidence, sont édifiantes. Le 6 octobre, deuxième jour des événements, Belkheir et Khediri se mettent d'accord pour contacter Abassi Madani et Ali Belhadj par le biais du colonel Mohamed Betchine, responsable de la Sécurité militaire, pour leur demander d'organiser des manifestations et occuper la rue pour renverser la tendance et le cours des événements. Le vendredi 7 octobre, les islamistes organisent leurs manifestations après la prière du Vendredi, en début d'après-midi. Le 8 octobre, l'armée tire sur la foule.
Par ailleurs, Khediri, qui ne cache plus son ambition de devenir Premier Ministre, s'agite pour intervenir, seul, à la télévision pour appeler au calme150. Il reçoit finalement le feu vert et fait son intervention télévisée le 8 octobre. Son appel a été un échec. La situation s'est au contraire aggravée sur le terrain.

Curieusement, à partir du 8 octobre, on note qu'il n'y a plus de pénuries de produits de première nécessité. Le marché devient subitement inondé de biens de consommation essentiels tels que la semoule, l'huile, le lait, le beurre, etc. qui faisaient terriblement défaut depuis l'été et dont la pénurie avait provoqué des troubles dans certaines wilayate dans le courant du mois de septembre 1988.
Le réapprovisionnement normal du marché constitue aux yeux des organisateurs des événements d'octobre un atout entre leurs mains pour retourner la situation dont la gravité a dépassé leurs prévisions. Les services de sécurité redoublent d'efforts pour rassurer et calmer le jeu et pour aborder la phase politique du projet mijoté par l'entourage du chef de l'Etat. Mais la situation reste fragile. De graves incidents éclatent encore le 9 octobre. Ce jour-là, le Président Chadli, que l'on n'a pas vu depuis le 6 octobre, convoque un
150 Dévoré par une ambition démesurée, Khediri commence à manœuvrer pour être Premier Ministre dès sa désignation comme ministre de l'intérieur en 1987. Il ne compte pas, bien entendu, s'arrêter là. Il parle alors à ses amis du syndrome tunisien. Son rêve est de réussir en Algérie le coup de Ben Ali, qui est passé de ministre de l'intérieur, puis Premier Ministre aux fonctions de Président de la République tunisienne en moins de deux ans.

Bureau Politique restreint (7 membres seulement sur 13), mais curieusement élargi à Belkheir et Khediri. Tout le monde a noté que le Président Chadli a beaucoup maigri et parait fatigué et très inquiet. Il commence par dire que la situation est très grave et invite les membres du Bureau Politique à donner leur point de vue pour rétablir la situation.
Le premier à prendre la parole est Rachid Benyelles. Il semble, contrairement à ses collègues, avoir été informé de cette réunion. Il sort ses notes préparées à l'avance. Ses propos peuvent être résumés comme suit :
Monsieur le Président, dit-il, la situation du pays est très grave. Vous en êtes responsable. C'est vous qui êtes visé par ces troubles. Je travaille avec vous depuis 20 ans. Vous ne pouvez pas me soupçonner de déloyauté. Seul votre départ permettra de rétablir l'ordre et le calme. Formez un gouvernement provisoire chargé d'organiser l'élection présidentielle et annoncez votre démission à la télévision dès ce soir. Il faut instaurer le multipartisme et préparer l'élection d'une Assemblée constituante.

Benyelles pense sincèrement que les événements sont spontanés et non pas manipulés au plus haut niveau comme cela semble être le cas. Messadia a interrompu Benyelles maintes fois en protestant contre ses propos et en voulant même l'empêcher de parler. Mais à chaque fois le Président Chadli ramène l'ordre et invite Benyelles à poursuivre son intervention. Rabah Bitat, Kasdi Merbah et Ben Ahmed Abdelghani rejoignent la position de Messadia et insistent pour que le Président Chadli ne démissionne pas. La séance devient houleuse.
En prenant la parole, je soutiens globalement l'analyse de Benyelles, mais avec des nuances. Je préconise que le Président Chadli achève son mandat (qui prend fin dans trois mois) pour éviter le vide politique et constitutionnel. Quant à moi, je démissionne du poste de Premier Ministre. Le Président Chadli proteste et précise qu'il n'a pas l'intention de se séparer de son équipe. J'insiste.
Il faut constituer immédiatement un gouvernement de transition, dis-je, et mettre en place une commission nationale chargée de réviser la Constitution et d'introduire le multipartisme. Ce nouveau gouvernement aura la charge d'organiser la première élection présidentielle pluraliste du pays.

Seuls un système démocratique et la transparence dans la gestion des affaires publiques sont en mesure de rétablir la confiance entre gouvernants et gouvernés en mettant fin à la corruption généralisée et aux disparités sociales criardes. J'ajoute que la crise a été aggravée ces dernières années par l'écart grandissant entre une minorité de privilégiés qui s'enrichissent dans des délais très courts, souvent dans des conditions illégales, et la majorité des citoyens qui souffrent des pénuries de produits essentiels, de la détérioration du pouvoir d'achat, du chômage et du manque de justice. Il faut que cette situation change.
J'ai également suggéré au Président Chadli d'annoncer lui-même ces changements et de déclarer publiquement, le soir même, qu'il ne briguera pas un troisième mandat. L'atmosphère s'échauffe davantage. Certains membres du Bureau Politique ainsi que Belkheir et Khediri protestent énergiquement contre mes propos. Ils font l'éloge du Président Chadli. Le plus bavard est Belkheir suivi de Khediri, bien qu'ils ne soient pas membres du Bureau Politique du FLN. Le Président Chadli, apparemment surpris par mes propos, ne bronche pas. La discussion continue. C'est l'unanimisme ou presque. Seules la voix de Benyelles et la mienne semblent discordantes. Après un long débat, le Président Chadli conclut qu'il prononcera demain une allocution télévisée et nous demande de lui préparer illico son intervention.

Le lendemain, le Président Chadli assure solennellement à la télévision, entre autres, qu'il n'a jamais voulu du fauteuil présidentiel et qu'il y a été toujours forcé et annonce des réformes politiques ainsi que l'amendement de la Constitution. Les gens ont cru qu'il annonce son départ et qu'il ne sera pas candidat à la prochaine élection présidentielle qui se tiendra en décembre 1988. Son discours, porteur d'espoir, marque la fin des émeutes. Mais les semaines qui suivront montreront qu'il s'agit d'un stratagème pour contourner les difficultés du moment.
Le 11 octobre, la situation se normalise petit à petit. L'état de siège et le couvre-feu sont levés. Le 13 octobre, la Présidence an-nonce, par communiqué, l'organisation d'un référendum le 3 novembre destiné à amender la Constitution. Ces amendements concernent uniquement le transfert de quelques attributions du chef de l'Etat au Premier Ministre qui deviendra ainsi chef de gouvernement et responsable devant l'Assemblée Nationale.

Quelques jours après, Messadia et moi-même, respectivement président et vice-président de la commission nationale de préparation du Congrès du FLN sommes remerciés. Les destinées de cette commission sont confiées à Belkheir et Hamrouche. Le 24 octobre, la Présidence de la République rend public un texte qui an-nonce les réformes politiques. Le 5 novembre, deux jours après le référendum, le chef de l'Etat désigne Kasdi Merbah chef de gouvernement. Mais, celui-ci n'a pas toute latitude pour former son équipe gouvernementale. Belkheir et Hamrouche s'en mêlent en mettant leur grain de sel. Non seulement de nombreux ministres du précédent cabinet sont reconduits dans le nouveau gouvernement, mais encore Merbah est sommé de choisir ses ministres pour combler les postes résiduels sur une liste de candidats ministrables arrêtée par la Présidence. Les changements promis publiquement par le chef de l'Etat sont purement formels et contrariés sur le terrain. En fin de compte rien n'a changé. Le régime a peur même des petites retouches qu'il a envisagées lui-même.

A la fin du mois de novembre se tient le Congrès du FLN dans un climat plutôt lourd et où le jeu est fermé d'avance. Contrôlé de bout en bout par l'entourage du chef de l'Etat et par les représentants de l'armée et des services de sécurité, le Congrès retient la candidature unique de Chadli Bendjedid à l'élection présidentielle. Le 22 décembre 1988, il est réélu pour un nouveau mandat de 5 ans. Deux mois après, le 23 février 1989, une nouvelle Constitution, préparée à la sauvette et maladroitement copiée sur celle de la France et introduisant le multipartisme, est adoptée.
Ainsi, moins de cinq mois après les émeutes d'octobre 1988, les événements s'accélèrent, donnant l'impression qu'ils répondent à un calendrier précis préalablement établi. Après l'adoption de la Constitution par référendum, les appétits s'excitent notamment dans l'entourage du chef de l'Etat. En effet, le clan Belkheir (représenté par les anciens éléments de l'armée française, très présents dans l'armée et dans les services de sécurité) et le clan Hamrouche (composé de technocrates de l'école française, représentant des appareils de l'administration et osant espérer s'appuyer sur l'appareil du FLN) passent à l'offensive, chacun pour son propre compte en se projetant d'ores et déjà dans l'après-Chadli. Tous les deux admirateurs du modèle français, chacun à sa manière, espèrent se

servir de la démocratie de façade pour consolider leurs positions respectives dans une perspective de succession.

Loin de soupçonner leurs secrets desseins, le Président Chadli, privé du général-major Mostefa Beloucif et d'autres fidèles éliminés de la scène politique, leur fait davantage confiance, parce que c'est grâce à cet entourage qu'il doit son troisième mandat. Il a été réélu dans des conditions lamentables puisque les résultats réels font état de moins de 20% de bulletins favorables comme le déclarera plus tard Kasdi Merbah, Premier Ministre, au moment de l'élection présidentielle de décembre 1988 et comme le rappellera la presse algérienne dans les années 1990.
Le chef de l'Etat s'est trompé sur le compte de Belkheir et de Hamrouche parce qu'il a pris leur discipline apparente, leur correction formelle et leurs courbettes, pour de la fidélité et de la docilité. C'était cette erreur d'appréciation du Président Chadli qui le perdra et entraînera l'Algérie dans une longue période d'instabilité, de médiocrité, de discorde et de violence.



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